Souveraineté et suzeraineté nationales

Le concept de souveraineté est souvent mobilisé pour contrecarrer une inféodation supposée des Etats membres nationaux à l’Europe. Gérard Vernier nous montre qu’il n’en est rien et que la souveraineté des Etats est bien portante et s’impose aux institutions communautaires. A rebours des thèmes régulièrement évoqués dans le débat public, il considère même que les Etats membres peuvent être regardés, à certains égards, comme des suzerains dans leurs rapports avec le dispositif central qu’est censée incarner la Commission européenne. Aujourd’hui, première partie sur le concept de souveraineté.

L’ensemble de la note est téléchargeable sous ce lien, et lisible ci-dessous :

 

Dans l’art – du moins classique – de la photo, la maîtrise du diaphragme de l’appareil permet de privilégier la netteté du premier plan tout en estompant les détails de l’arrière-plan… au point d’illustrer de manière très concrète – mais sans négliger pour autant les nuances intermédiaires – la formule bien connue selon laquelle « l’arbre cache la forêt ».

En transposant ce champ de vision sur le terrain politique, on peut considérer que cette manière d’appréhender les réalités caractérise, d’une certaine façon, l’approche de nombre de détracteurs de l’UE. Trop occupés à scruter la ramure et le feuillage de l’arbuste, ils ont tendance à occulter l’immense forêt qu’incarnent les Etats membres, à l’image de la sauvegarde de leurs compétences… ou, pour le dire autrement en s’inspirant de la sagesse biblique, cette attitude est comparable à celle des pharisiens auxquels est adressé le reproche de filtrer le moucheron et d’avaler le chameau.

S’appliquer à rétablir les justes proportions permet, entre autres, de faire justice du mythe selon lequel 80% des lois françaises trouveraient leur origine dans les obligations découlant d’exigences « bruxelloises ». Les études les plus pertinentes menées à ce sujet – non sans se heurter à certaines difficultés d’ordre méthodologique – situent ce pourcentage à un niveau plus réaliste de l’ordre de 20%.

C’est en réfléchissant à cette problématique globale que nous avons souhaité compléter le riche débat ouvert par l’article publié le 23 juin dernier sur le site de Sauvons l’Europe sous le titre « Du souverainisme comme conte pour vieux enfants ». Dans cette optique, il nous a semblé que deux concepts pouvaient servir de points d’ancrage : celui, largement présent dans les analyses, de « souveraineté » ; mais aussi, celui, plus discret bien que tout aussi effectif, de « suzeraineté » comme marqueur du jeu institutionnel de l’UE, du reste dans un sens opposé à celui habituellement mis en avant par les « souverainistes ».

En fait, les méandres du fleuve, pas toujours tranquille, de l’agencement des compétences dans le cadre de l’Union sont largement tributaires de ce « lit » qu’on appelle la souveraineté. Or, l’un des traits fondamentaux d’un tel concept est, selon une formule lapidaire chère aux juristes, de détenir « la compétence des compétences ». En d’autres termes, le « souverain » a pour privilège le pouvoir de délimiter lui-même le champ des compétences entre la détermination de son propre domaine et l’octroi de concessions à une coopérative d’exploitants en mesure d’apporter une valeur ajoutée aux potentialités du terroir.

C’est en vertu d’une telle logique et dans un souci de clarification que l’ordonnancement des compétences entre le niveau national et le niveau européen a été politiquement aménagé, au stade du dernier état « constitutionnel », par les négociateurs du traité de Lisbonne signé en 2007… à savoir les gouvernements des Etats membres, même si la Commission européenne, par son expérience de l’initiative et sa culture du compromis, a eu également voix au chapitre.

Dans ce contexte, le terme « attribution » constitue le mot clé – voire la clé de voûte – de l’architecture des compétences au sein de l’Union. Il est au cœur de deux dispositions liminaires du traité sur l’Union européenne (TUE) – formant, avec le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), le double pilier du traité de Lisbonne – à savoir les articles 4 et 5 … dont la rédaction, comme pour appliquer la méthode du grand pédagogue Coué, n’échappe pas à une certaine redondance. Ainsi :

  • « l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les Etats membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent » (article 5)
  • « toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux Etats membres (articles 4 et 5).

Cela signifie que, contrairement à une rumeur instillée à tort par les détracteurs de l’UE, ce qui relève de la compétence de l’Union reste quantitativement modeste. Et encore, les négociateurs gouvernementaux des traités ont par ailleurs pris soin de distinguer, dans les domaines où l’UE peut intervenir, entre ses compétences exclusives et celles qu’elle partage avec les Etats membres. On ne saurait être trop prudent lorsqu’il s’agit de ménager les intérêts nationaux.

Ainsi, les compétences qualifiées d’ « exclusives » recouvrent un nombre restreint de domaines : union douanière, concurrence (en fait, seulement les règles nécessaires au fonctionnement du marché intérieur), politique monétaire dans le cadre de la seule zone euro, conservation des ressources biologiques de la mer, politique commerciale commune, conclusion d’accords internationaux dans des cas limités.

Pour leur part, les compétences partagées concernent un nombre un peu plus étendu de domaines – mais qui ne dépassent pas treize champs de coopération, tels que le marché intérieur, l’agriculture, l’environnement, la protection des consommateurs ou l’énergie. Une variante concerne des « compétences d’appui » en soutien aux Etats membres dans des matières telles que la santé, l’éducation ou le tourisme.

En un sens – et d’une façon plus imagée, au-delà de ces classifications à connotation juridique – la distribution des compétences au sein de l’UE pourrait être comparée à une configuration côtière (hors Royaume-Uni ) :

  • celles appartenant aux Etats membres sont assimilables à la masse continentale prolongée par les eaux territoriales
  • les compétences partagées épousent la forme de presqu’îles
  • les compétences exclusives reconnues à l’Union en tant que telle constituent autant d’îles ou d’îlots, parfois groupés en archipels.

Si ce que l’on appelle ainsi le « principe d’attribution » régit la délimitation des compétences de l’Union, deux autres ressorts en commandent l’exercice pratique – à savoir les principes de subsidiarité et de proportionnalité :

  • le premier, introduit en 1992 par le traité de Maastricht, semble avoir acquis aujourd’hui une certaine résonance dans l’opinion. Il signifie qu’en dehors des domaines relevant de ses compétences exclusives l’Union n’agit que si son action, en raison de ses dimensions ou de ses effets, est censée se révéler plus efficace que celle menée au niveau des Etats membres à l’échelon national, régional ou local. Cette préséance reconnue implicitement aux différents degrés territoriaux marque bien les limites de l’« omniprésence » imputée non sans exagération et avec une regrettable superficialité aux agissements de l’UE… et cela d’autant plus que les parlements nationaux sont invités par le traité à veiller – on l’oublie trop souvent – au respect du principe conformément à une procédure prévue par un protocole conçu à cet effet : une procédure qui s’inspire en quelque sorte de l’esprit des « cartons jaunes », voire des « cartons rouges », en honneur dans certaines disciplines sportives ;
  • quant au principe de proportionnalité, il postule que le contenu et la forme de l’action de l’Union ne doivent pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités.

L’une des manifestations les plus emblématiques de la souveraineté se manifeste, bien entendu, dans le dispositif des règles de vote au sein du Conseil, où se réunissent les ministres des Etats membres. Sans entrer dans les détails de procédures complexes qui font les délices des juristes mais peuvent dérouter le citoyen, on soulignera que l’expression de cette souveraineté relève essentiellement de deux modalités : celle, classique, voire très exigeante, de l’unanimité, et celle, plus sophistiquée, voire plus feutrée, de la majorité qualifiée tenant compte du poids respectif des différents Etats membres – étant entendu qu’à mesure que la « Communauté » s’élargissait, le vote à la majorité simple, courante pour l’application initiale du traité de Rome de 1957, a graduellement perdu de son importance et se réduit aujourd’hui quasi exclusivement à l’adoption de mesures de procédure.

La perception faussée – que l’on cultive volontiers dans une approche de facilité – de l’étendue des prérogatives de l’UE n’est pas sans faire penser à la scène-culte de l’épisode des miroirs dans le film d’Orson Welles, « La dame de Shanghai » – auquel, du reste, Woody Allen a consacré un malicieux clin d’œil dans « Meurtre mystérieux à Manhattan ». On y voit un personnage dont l’image est démultipliée par un jeu de miroirs se reflétant l’un l’autre et sur lequel s’acharne un tireur cherchant à atteindre la cible réelle et non virtuelle, brisant de manière systématique, mais anarchique, les miroirs ainsi alignés. Or, c’est dans une logique comparable que, parfois – souvent ? – des salves de critiques pleuvent sur l’« ubiquité » confusément imputée à l’UE. Pour rétablir de justes proportions, n’attribuons pas à David le gigantisme de Goliath.

 

Gérard Vernier
Gérard Vernier
Ancien fonctionnaire de la Commission européenne & enseignant à l'Université Libre de Bruxelles

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