La singularité de l’Europe : une puissance normative guidée par des valeurs
Le 24 avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza, un immeuble de plusieurs étages qui abritait des dizaines d’ateliers de confection au Bangladesh, a fait plus de 1100 morts et provoqué une prise de conscience brutale. Pour alimenter la frénésie des consommateurs occidentaux, friands de tee-shirts, pantalons ou robes d’été pas chers et vite démodés, des millions de personnes travaillent, au bout de la chaîne de sous-traitance, dans des conditions indignes: mal payées, mal protégées, mal considérées.
Des ONG (CCFD-Terre solidaire, Les Amis de la Terre, Amnesty International, entre autres) des syndicats et diverses parties prenantes de la société civile ont réclamé aux multinationales de mieux contrôler leurs chaînes de sous-traitance. Une proposition de loi a été déposée par trois députés, Dominique Potier (PS), Philippe Noguès (PS) et Danielle Auroi (EELV) en novembre 2013. Puis au fil des années, ce long combat parlementaire a abouti en mars 2017 à l’adoption de la loi actuellement en application : la loi sur le devoir de vigilance. Elle stipule que « sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre » d’une certaine taille doivent veiller aux bonnes pratiques sociales et environnementales de leurs filiales et sous-traitants.
Le 25 janvier 2019, en quelques minutes, l’effondrement du barrage minier de Brumadinho au Brésil libérait l’équivalent de 4000 piscines olympiques de boues toxiques. 272 personnes perdirent la vie, des kilomètres de terres furent détruites par 12 millions de mètres cubes de résidus miniers. La rivière Paraopeba, un écosystème crucial du Brésil, était contaminée. Lors de l’enquête, ont été découvertes de flagrantes négligences de la société minière brésilienne Vale exploitant le barrage, laquelle était couverte par une société de certification allemande.
En avril 2024, après quatre années de travail législatif et de mobilisation collective, à l’issue d’un processus législatif long et complexe, les textes ont été adoptés par le Parlement européen et le Conseil européen. Le devoir de vigilance a été étendu à l’échelle européenne : c’était un nouvel instrument juridique mis au service de la lutte contre le travail des enfants et des écocides.
Pour la première fois, l’Europe affirmait une mondialisation régulée, fondée sur les droits fondamentaux, la justice sociale et la transition écologique. Son pouvoir normatif ouvrait la voie au niveau international à un standard mondial de référence. Les entreprises non européennes qui doivent s’y conformer pour accéder au marché unique peuvent décider, pour des raisons pratiques, de les appliquer à la totalité de leurs opérations et les Etats non européens peuvent s’en inspirer pour leurs propres réglementations. C’est le cas dans de nombreux domaines : la santé et la sécurité des consommateurs, le droit de la concurrence, la protection des données personnelles, l’environnement, etc.
2025 : autre mandat, autres majorités au Parlement européen, autre contexte international
Entre 2019 et 2024, le Pacte vert était au cœur du premier mandat d’Ursula von der Leyen. Mais dans l’hémicycle issu des élections européennes de juin 2024, le PPE a désormais les moyens de former une majorité alternative en s’alliant avec les partis d’extrême droite qui ont tous progressé.
Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche et le risque de voir des entreprises délaisser l’Europe pour investir outre-Atlantique ont renforcé les arguments du patronat, des partis de droite et de nombreux gouvernements.
En novembre 2024, la présidente de la Commission européenne (Ursula von der Leyen) a annoncé la mise en place d’une législation « Omnibus » visant à simplifier, harmoniser ou adapter plusieurs réglementations existantes. Le 9 mai 2025, le nouveau Chancelier allemand, Friedrich Merz, a demandé l’abrogation pure et simple de la directive sur le devoir de vigilance. Le 19 mai, lors de son allocution au sommet « Choose France », Emmanuel Macron a également annoncé sa volonté de revenir sur la directive européenne sur le droit de vigilance.
Les ONG de leur côté dénoncent le détricotage de mesures sociales et environnementales adoptées pendant le précédent mandat de la Commission. Des acteurs de la lutte pour la défense de l’environnement alertent sur les dangers du projet de loi « Omnibus » annoncé par Ursula von der Leyen, qui menace les piliers du Green Deal européen.
Comment – dans la suite du rapport Draghi et celui de Letta – simplifier efficacement, sans pour autant affaiblir le pouvoir normatif européen, plus important que jamais dans le nouveau contexte géopolitique ? Il serait paradoxal d’affaiblir le pouvoir normatif européen sur l’environnement alors qu’il devient un standard international, souligne dans Le Monde l’entrepreneuse Camille Putois, membre du conseil d’administration du Conseil mondial des entreprises pour le développement durable.
La directive sur le devoir de vigilance et de nombreuses autres réglementations européennes pourraient, par exemple, prévoir une seule autorité de contrôle plutôt que 27 autorités nationales dont les doctrines mettent des années à converger. La loi « Omnibus » pourrait reprendre la proposition d’Enrico Letta de créer un code européen du droit des affaires, qui remplacerait les dispositions nationales ou offrirait aux entreprises l’option d’un régime européen, etc. Autant de mesures qui simplifieraient les règles applicables aux entreprises, réduiraient les coûts et les incertitudes juridiques liées à l’insuffisante harmonisation, tout en confortant le pouvoir normatif européen, pilier essentiel de sa stratégie de puissance et de souveraineté de l’Union.
L’Europe peut se distinguer par un modèle alternatif, fondé sur un cadre juridique clair, des droits fondamentaux et la transition écologique. Encore faut-il ne pas laisser penser aux citoyens que toute « simplification » est positive car démanteler les règles en vigueur au lieu de les renforcer, c’est renoncer à ce qui fait la singularité de l’Europe : une puissance normative guidée par des valeurs.
Excellent article… comme elle est difficile la voie européenne ! Comme il est étroit le chemin de crête !
Un.modele alternatif fondé sur la régulation du capitalisme
Des droits fondamentaux fondés sur le respect de la personne humaine
Une transition écologique fondée sur la vision d’un avenir possible pour l’humanité
Nivole Fondeneige le resume très bien. Pourr cela il nous faut persévérer, monter en souveraineté et augmenter chez nos peuples notre degré de conscience européenne.
Quel beau challenge !
Pour ma part, il ne suffit pas de « réguler le capitalisme », mais de le transformer démocratiquement vers une société sociale et écologique de redistribution des richesses produites avec les outils puissants que sont le développement des services publics, de la sécurité sociale de répartition, de l’économie solidaire, avec aussi l’impôt progressif (sans plafond) sur les revenus du travail comme sur ceux du capital, la planification écologique avec, au besoin, un protectionnisme écologique et social sur les importations. Tout cela ne se fera pas, évidemment sur un claquement de doigts, mais cela devrait être la finalité de tous les partis européens favorables à une Europe progressiste et écologique qu’ils soient socialistes et/ou écologistes. On va juste dans le sens inverse ! Pourquoi ? Parce que les sociaux-démocrates ou ceux qui se présentent comme tels se sont couchés devant le marché capitaliste et ont ouvert, par là, la porte aux extrêmes droites populistes et démagogiques.
Article intéressant qui pose une question de fond : « L’Europe n’est-elle plus, finalement, qu’une simple puissance normative guidée par des valeurs ». Parce que, si c’est à ça que se réduit l’idée européenne, les instances européennes vont se faire de plus en plus exécrer par une population qui n’admettent plus que l’Europe-technocratie s’immisce dans leur vie pour la brider. Quels que soient les excellents motifs invoqués, moraux, écologiques, philosophiques ou autres, les populations supportent de moins en moins qu’on leur impose des choix qui ont une incidence sur leur quotidien, au lieu de travailler à l’harmonisation fiscale et sociale, à la défense collective etc. Les choix faits, par exemple pour l’approvisionnement en gaz, pour l’électrification des transports à marche forcée ou en matière de rénovation énergétique des logements ont des conséquences désastreuses sur les finances personnelles des habitants de l’Europe, voire même sur l’emploi par ricochet.
Les demandes de Merz auxquelles l’article fait référence ne viseraient-elles pas, aussi, à limiter la progression des idées de Orban qui a beau jeu de dénoncer une Europe normative, idées qui ont de plus en plus d’écho auprès des Européens ?
« des populations qui n’admettent plus » !
L’électrification des transports à marche forcée? Où avez vous vu cela? C’est en Chine qu’elle se fait. BYD a dépassé Tesla, et devient le premier constructeur électrique mondial; pendant ce temps, toutes les marques européennes ont fait de la résistance jusqu’au bout pour garder le Diesel et les boites de vitesse, comme Thomson il y a 20 ans a tenu bon jusqu’au bout avec les télés à tubes cathodiques. Tant qu’il n’y a pas d’obligation d’avancer, nos industriels continuent à fabriquer des calèches…
Je suis d’accord avec l’article de Nicole Fondeneige -Vaucheret. Maintenir et renforcer même les règlements existants par rapport aux pratiques de sous-traitance…mais les harmoniser dans nos 27 pays européens pour en faciliter la pratique et la diffusion.
Il faudrait commencer à rapatrier bcp d’industries sur notre continent en essayant de se passer de ces transports abusifs de matériaux, matières, et objets moitié finis, pour subir diverses transformations nécessitant moultes déplacements…
Notre faim de consommation devient obsène au regard de tout ce que nous expédions vers l’Afrique comme « déchets à recycler » c’est a dire les invendus de nos conteners surchargés de choses » made in Asia » !
Oui, dieu que l’Europe a du mal à s’imposer comme système social et économique vivable et désirable!
Système qui prendrait une autre orientation que celle prise au sortir de la guerre 39/45, qui fut de suivre « the american way of life »
Oui cher Gérard Vernier, le challenge est énorme, car nous sommes les enfants gâtés de ce monde, souvent sans le savoir
!!!!
Félicitations Nicole, tu es hélas « dans le juste » à mon avis. Les « mesures omnibus » affaiblissent l’ambition et les valeurs de l’Union européenne, sous couvert de simplification, un « mot valise » qui plaira à tout le monde. Bien dommage pour le « devoir de vigilance » sur lequel le Parlement européen a beaucoup travaillé, lors de la dernière législature!
[…] matière sociale, environnementale et de défense des droits humains. C’est pourquoi ce texte https://www.sauvonsleurope.eu/Les mesures « omnibus » de simplification présentées par la Commis…6 juin 2025 qui détricote une partie de ces normes est non seulement moralement condamnable, mais […]
[…] matière sociale, environnementale et de défense des droits humains. C’est pourquoi ce texte https://www.sauvonsleurope.eu/Les mesures « omnibus » de simplification présentées par la Commis…6 juin 2025 qui détricote une partie de ces normes est non seulement moralement condamnable, mais […]
En dépit d’une réédition mot pour mot de votre commentaire, il semble toujours manquer quelque chose pour un exposé compréhensible des raisons de votre colère. Merci de nous éclairer davantage.
Bonjour.
j’ai remarqué que nous étions nombreux à avoir la même communion d’idées, malheureusement, au plus haut niveau, c’est loin d’être le cas, ceci explique le désamour envers nos gouvernants et nos politiques.
Cette fracture engendre un dégout chez un grand nombre de citoyens européens, le risque est qu’il fasse le jeu des partis d’extrême droite, ils gravissent petit à petit les marches pour arriver au pouvoir.
Quand ce processus touchera un grand nombre de pays européens, qu’adviendra t’il de l’Europe, qu’adviendra t’il du conflit ukrainien ?