La résistible ascension de l’AfD : convergences européennes et spécificités allemandes

En obtenant 12,64 % et 93 sièges sur 709 au Bundestag lors des élections fédérales de septembre 2017, l’Alternative pour l’Allemagne (en allemand : Alternative für Deutschland, abrégé en AfD) permettait à l’extrême-droite allemande sa première entrée au Parlement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Pour la plupart des analystes, ce résultat électoral était plutôt de nature exceptionnelle et le résultat d’un contexte particulier : la gestion de la crise migratoire en Europe par la chancelière Angela Merkel, l’usure du pouvoir de cette dernière (au pouvoir depuis 2005) ou encore les agressions sexuelles du Nouvel An 2016 à Cologne notamment.

D’autres, comme Emmanuel Droit, prédisaient par contre (déjà) une « irrésistible ascension » de l’AfD (Allusion à « La résistible ascension d’Arturo Ui », pièce de théâtre écrite par Bertolt Brecht en 1941? Voir : Droit, Emmanuel. « L’irrésistible ascension de l’AfD. La fin de la « démocratie heureuse  » en Allemagne ? », Le Débat, vol. 208, no. 1, 2020, pp. 130-137.).

Le résultat des élections fédérales de septembre 2021, dans lesquelles le parti perdait 2,3 points de pourcentage (10,3%, 81 députés sur 736), tombant à la cinquième place des partis alors qu’il occupait la troisième depuis 2017, semblait ensuite plutôt conforter la première hypothèse.

Presque deux ans plus tard, en août 2023, la situation s’est à nouveau inversée. Dans les sondages pour le niveau fédéral, l’AfD a quasiment doublé son score et se maintient de façon relativement stable autour de 20%, dépassant ainsi le SPD, crédité de 17 % à 19 %. Ce faisant, il deviendrait la deuxième force politique du pays, derrière les conservateurs de la CDU-CSU (26 %-31 %) et devant les Verts (13 %-16 %), les libéraux (5 %-8 %) et Die Linke (4 %-6 %).

Les projections pour les élections européennes de juin 2024 sont encore plus marquées.

Fin juin-début juillet déjà, deux élections locales avaient braqué les projecteurs sur l’ascension de l’AfD. En effet, en l’intervalle d’une semaine, l’AfD s’emparait pour la première fois de son histoire à Sonneberg en Thuringe (région de l’ex-République démocratique allemande (RDA)) d’un arrondissement (un sur les 294 Landkreise que compte le pays), puis le 2 juillet de la mairie de Raguhn-Jessnitz, un bourg de 9 000 habitants situé en Saxe-Anhalt, entre Berlin et Leipzig (1 maire sur 3440 maires en exercice à plein temps en Allemagne).

Grandes disparités régionales

Spécificité de l’extrême-droite allemande, les sondages révèlent de très fortes disparités régionales avec l’AfD atteignant 5% à Hambourg contre 32,9% en Thuringe, où se tiendront à l’automne 2024 des élections régionales, tout comme en Saxe et au Brandebourg, où l’AfD s’établit également comme première force politique autour de 30%.

L’enracinement de l’extrême-droite dans l’Est du pays reste un reflet des échecs de la réunification. Mais les explications ne sont pas seulement sociales. En effet, une récente étude de l’université de Leipzig rendue publique fin juin 2023 (réalisée sur un échantillon de 3 546 personnes vivant dans l’ex-RDA) révèle que 70 % des personnes interrogées pensent que « les étrangers viennent [en Allemagne] uniquement pour profiter des aides sociales »  ; 30 % estiment que, « dans certaines circonstances, une dictature peut être le meilleur régime dans l’intérêt de la nation » ; 29 % sont d’accord pour dire que « les juifs, plus que d’autres, utilisent des stratagèmes malveillants pour obtenir ce qu’ils veulent »  ; et 21 % considèrent qu’« Hitler serait vu comme un grand homme d’Etat s’il n’y avait pas eu l’extermination des juifs ».

Dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest, le poids de l’AfD reste plus faible mais elle y progresse également. En Hesse, où des élections régionales sont prévues à l’automne 2023, l’AfD atteint 20% et en Bavière, où des élections régionales auront lieu le 8 octobre, l’AfD est créditée de 14 %, soit 4 points de plus qu’au dernier scrutin, en 2018.

Convergences européennes dans le regain de l’extrême-droite allemande

Les principaux facteurs du succès de l’AfD restent externes et représentent des « méta-thèmes »: la crise migratoire (2015), qui semble connaître un regain en 2023, la pandémie de COVID-19 et, depuis février 2022, la guerre en Ukraine suivie de la crise énergétique. Le projet de loi sur le chauffage et la chaleur, porté par le ministre vert de l’économie Robert Habeck et qui prévoyait qu’à partir de 2024, les chauffages neufs et remplacés doivent être alimentés par au moins 65 % d’énergie renouvelable, a également soufflé sur les braises de la précarité énergétique.

Comme pour d’autres partis d’extrême-droite en Europe, les solutions proposées par l’AfD suivent le mot d’ordre « notre pays d’abord » et restent à un niveau « méta ». En effet, elles se limitent à fermer les frontières (sauf pour les métiers qualifiés), renvoyer les réfugiés et suspendre les sanctions contre la Russie.

L’AfD conduit également une guerre culturelle en sélectionnant des thèmes sociétaux comme la question du langage genré ou des droits des personnes transgenres pour se présenter comme défenderesse d’une normalité sociétale et déplacer le barycentre politique des débats vers la droite.

En même temps, l’AfD cherche à prendre l’apparence d’un parti de droite bourgeois bon teint qui se garde de propositions trop radicales en tout cas en matière de politique européenne.

Ainsi, le 6 août, l’AfD s’est mise en ordre de marche pour les élections européennes en approuvant à l’unanimité le programme des élections européennes. Suivant le modèle d’autres partis d’extrême droite, le parti a mis de l’eau dans son vin. Désormais, l’AfD considère l’Union européenne simplement comme un « projet raté » et demande sa refondation en tant que « alliance des nations européennes » alors qu’il était encore question dans un projet de programme de juin de « dissoudre l’UE de façon ordonnée ». La sortie de l’Allemagne de l’Union européenne n’est plus mentionnée non plus. Par contre, l’AfD affirme « l’échec total de l’UE dans tous les domaines qui touchent l’Europe ». L’euro est toujours rejeté, tout comme les sanctions de l’UE, la Russie n’étant pas mentionnée sachant que les accusations de collusion de nombreux députés AfD avec la Russie se multiplient.

L’AfD a été fondée à l’origine comme un parti libéral-conservateur de la classe moyenne avec une tendance à l’euroscepticisme modéré, dans lequel des professeurs d’économie jouaient un rôle prépondérant. La branche ultraconservatrice et identitaire de l’AfD, incarnée par Björn Höcke, domine le parti désormais. Sur l’échiquier européen, cette droitisation du parti s’est traduite par le fait que l’AfD a rejoint en 2019 Identité et démocratie (ID), groupe politique du Parlement européen de droite nationaliste et d’extrême droite. Composé de 63 Députés européens (sur 705), ce groupe est constitué de partis comme le Rassemblement National, le Vlaams Belang flamand, la Ligue de Matteo Salvini ou les Vrais Finlandais qui ne sont pas au départ des partis d’extrême droite à vocation d’être des partis de gouvernement. En étant significativement plus à droite, l’ID se démarque du Parti des conservateurs et réformistes européens (en anglais : European Conservatives and Reformists Party, ECR Party), composé notamment des Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, du PiS polonais, du Vox espagnol, des Sweden Democrats qui sont sans exclusive des partis de gouvernement, actuellement courtisés par le Parti Populaire Européen de Manfred Weber pour préparer un éventuel basculement d’alliance au Parlement européen.

Couverture de l’hebdomadaire DER SPIEGEL du 05.08.2023 La co-présidente de l’AfD, Alice Weidel, présentée comme Lorelei avec le titre: « Tentation extrême – pourquoi tant de gens tombent dans le panneau de l’AfD ».

Spécificités allemandes

Si le positionnement de l’AfD sur l’échiquier européen réduit déjà son potentiel de développement, certaines spécificités de la politique allemande laissent à penser que l’AfD a atteint un plafond de verre.

Le devoir de mémoire par rapport à l’histoire allemande ressenti par une majorité écrasante de la population apparaît comme un premier verrou très solide empêchant une plus importante progression de l’AfD.

Par ailleurs, le « cordon sanitaire » face à l’AfD continue à tenir à tous les niveaux de gouvernance. Certaines ambiguïtés du président de la CDU, Friedrich Merz, tiraillé entre le traditionnel positionnement centriste de la CDU, hérité des années Merkel, et la montée de l’extrême droite, ont été rapidement sanctionnées dans les sondages. En effet, M. Merz avait déclaré fin juin que les Verts étaient les « adversaires principaux » de son parti, ce qui a été immédiatement interprété comme une volonté de coller au discours de l’AfD, qui a désigné comme cible principale le ministre écologiste de l’économie, Robert Habeck, plus encore que le chancelier Olaf Scholz. M. Merz avait également présenté son parti la CDU chrétienne-démocrate comme étant une « AfD avec substance », ce qui lui a valu une volée de bois vert dans son propre parti à tel point que certains ténors du parti ont considéré qu’il s’était disqualifié pour être « Spitzenkandidat » pour la chancellerie en 2025.

De son côté, le président du Parti Populaire Europen (PPE), Manfred Weber, très enclin à l’ouverture sur les partis de l’ECR à travers l’Europe autour de thèmes comme la remise en cause du Green Deal européen énonçait le 6 août comme principe que « seul celui qui est aux côtés de l’Ukraine, qui veut contribuer positivement à façonner l’Europe et ne veut pas l’abolir, et qui défend l’État de droit, peut être un partenaire démocratique (du PPE). (…) Le parti qui accepte cela peut être un partenaire politique. Tous les autres qui ne respectent pas les principes, tels que l’AfD, sont des adversaires et sont combattus par nous ».

Une particularité allemande est également que l’extrême-droite n’y dispose pas de relais dans les médias. L’AfD ne peut de fait que communiquer via les réseaux sociaux.

L’AfD ne dispose pas non plus dans ses rangs d’une personnalité capable d’incarner l’entièreté des courants du parti tout en étant une figure de proue au-delà des militants et sympathisants du parti.

Enfin, force est de constater que, même si une interdiction de l’AfD n’est pas à l’ordre du jour, toutes les instances de contrôle de la vie publique sont fortement mobilisées dans la vigilance vis-à-vis du discours de l’AfD et ne s’en cachent pas. Ainsi, Thomas Haldenwang, le président de l’Office fédéral de la protection constitutionnelle (BfV), équivalent des renseignements généraux français, a publiquement critiqué l’AfD à l’issue de sa convention électorale européenne du 6 août en estimant notamment qu’« une série de déclarations exprime une conception ethnique du peuple en prenant appui sur la théorie du « grand échange ».

Alors que la coalition gouvernementale « feu tricolore » (SPD, Verts, FDP) traverse une passe difficile en affichant au grand jour des dissensions en particulier au sujet de la transition énergétique, l’approche des échéances électorales fédérales de l’automne 2025 mais aussi le constat d’une nécessaire transformation structurelle du modèle économique allemand vers moins de dépendance vis-à-vis de la Chine en particulier devrait déboucher très prochainement sur la présentation d’un agenda de réformes, y compris sociales, pour permettre à l’Allemagne de relever le défi d’inventer un nouvel avenir. Cette dynamique devrait aussi permettre de décrédibiliser la grille de lecture binaire de l’AfD et faire revenir le parti dans son « lit électoral » naturel de 15%.

Matthieu Hornung
Matthieu Hornung
Animateur de Sauvons l'Europe en Belgique.

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7 Commentaires

  1. Très bon article, je vous remercie. Il manque juste une chose: comment pensez-vous que la préoccupation majeure des électeurs Allemands qui est leur pouvoir d’achat, mis à mal par l’augmentation du coût de l »energie, sera aborder par les partis politiques traditionnels ? S’ils n’y apportent pas de réponse satisfaisante, l’AFD y gagnera.

  2. Voilà un article de bonne facture.
    Mais, il est incomplet dans son analyse. Parler des « échecs de la réunification » est exact, à condition de développer cet aspect. Malheureusement, tel n’est pas le cas au fil de ces quelques lignes. D’ailleurs, le terme même « d’échec » peut prêter à débat.
    Pour analyser de près cette montée de l’AFD, il convient de s’interroger sur l’histoire, non seulement sur celle des 33 années qui se sont écoulées depuis l’unification de l’Allemagne en date du 3 octobre 1990, mais aussi sur celle de la RDA.
    Durant près de 25 ans, le PDS, puis la Linke ont joué un rôle de soupape de sécurité démocratique à l’Est. Ce n’est plus le cas désormais. La société allemande a préféré de tirer à boulet rouge contre les néo-communistes (ce n’est pas mon parti) que de veiller, dans les cinq « nouveaux Länder » à la renaissance potentielle de l’extrême droite. On avait trouvé un nouvel ennemi pour faire oublier le passé, d’autant que les anciens citoyens est-allemands ne se sentaient nullement concernés, car selon le régime de la RDA, seule la RFA devait assumer la culpabilité du nazisme.
    De surcroît, ces mêmes citoyens se sont contentés un peu facilement d’un rôle de victime, se croyant être en comparaison avec ceux de l’ouest, des ‘Allemands de seconde classe ‘. C’est là aller un peu vite en besogne.
    Par conséquent, pour comprendre la montée actuelle de l’AFD, il convient de mesurer ce phénomène dans toute sa complexité et non de de s’arrêter à sa présentation purement factuelle.
    Toutefois, cet article apporte certains éléments pour dresser un tableau plus complet de cette situation.
    Prof. em. Gilbert Casasus
    (auteur de la Nouvelle Droite allemande)

    • @Professeur Casus: Tout-à-fait d’accord avec votre analyse. Merci pour votre indulgence au regard de la nécessité de se concentrer dans cet article sur l’actualité électorale et de respecter les contraintes éditoriales de l’exercice. Le point de départ de l’article était également de situer la montée de l’AfD dans un contexte européen et la thèse défendue ici est de dire que l’AfD est peut-être comparable à d’autres partis d’extrême-droite en Europe sur les méthodes mais que l’envolée sondagière devrait être contenue pour des raisons spécifiques à l’Allemagne.

      • Cher Matthieu Hornung,
        Merci pour votre réaction que j’approuve.
        Je comprends fort bien votre démarche scientifique, mais tenais à étendre le champ de la recherche liée à la montée de l’extrême droite en Europe.
        Je soutiens tout effort allant dans cette direction.
        Gilbert Casasus

  3. D’accord avec votre commentaire. Il faut en particulier espérer que le projet gouvernemental de « Klimageld » aboutisse (une allocation précarité énergétique). Pour le moment cette allocation fait débat au sein de la coalition sur les seuils d’éligibilité et sur son financement. Le SPD continue également à se battre sur une hausse plus significative du salaire minimum que celle décidée par la commission indépendante en charge (de 12 € en 2023 à 12,41 € en 2024). Enfin, il faut noter que les prix de l’énergie ont tout de même reculé récemment grâce à la diversification du mix énergétique allemand. Il reste à voir si les électeurs associent ce recul à l’action du gouvernement.

  4. Merci Matthieu pour cette excellente analyse de la situation, qui nous encourage à suivre de près l’actualité allemande (et européenne) dans les prochains mois, cordialement

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