Existe-t-il une gauche en Ukraine ?

Le monde politique à Kiev débat actuellement de la pertinence de tenir des élections législatives au plus tôt le 15 novembre 2023, date fixée actuellement pour l’expiration de l’application de la loi martiale qui exclut la tenue d’élections. Sans la guerre, les élections législatives étaient dues quatre ans après celles du 21 juillet 2019. Le mandat quinquennal du Président Zelensky expire pour sa part a priori en mai 2024. Mais comme pour la France pendant la Première Guerre mondiale ou encore le Royaume-Uni ou les Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, la guerre ne peut être un temps électoral et il y a fort à parier que les échéances électorales soient à nouveau reportées.

Ce probable report permettra-t-il à une gauche ukrainienne social-démocrate et écologiste inexistante en 2019 de (ré)émerger à moyen terme ?

Les deux vies de la social-démocratie en Ukraine

Réémerger en ce sens que la social-démocratie en Ukraine est une histoire ancienne qui a notamment joué un rôle déterminant dans la première indépendance du pays (1917-1920).

Se distingue dans cette phase notamment le Parti ouvrier social-démocrate ukrainien (USDRP), qui lors de sa fondation en décembre 1905 prend pour base idéologique le programme dit d’Erfurt du SPD allemand (encore marxiste alors). Pendant la Première Guerre mondiale, de nombreux dirigeants sociaux-démocrates prennent part à l’Union pour la libération de l’Ukraine.

Après la Révolution de février 1917, le Parti s’engage pour l’autonomie ukrainienne, puis joue un rôle clé dans la mise en place de la Rada centrale, gouvernement de la République populaire ukrainienne, qui mène d’abord une politique autonome par rapport à la Russie avant de devenir un État entièrement indépendant. La Rada centrale est d’ailleurs pour l’essentiel une coalition de partis socialistes. Emergent aussi de la social-démocratie ukrainienne les personnalités clés de la courte indépendance ukrainienne, dont Volodymyr Vynnytchenko, président de la République populaire ukrainienne, ou Symon Petlioura, commandant en chef de l’Armée. Si cette période, admirablement décrite par Philippe Videlier dans « Rendez-vous à Kiev » paru cet été 2023, est déterminée par les combats, la Rada luttant à la fois contre l’armée blanche et l’Armée rouge, et la nécessité de parer aux urgences les plus élémentaires, l’USDRP se distingue politiquement notamment par sa position prudente sur la socialisation des terres.

La première indépendance ukrainienne prend fin à l’automne 1920, l’essentiel des dirigeants sociaux-démocrates prennent l’exil, la répression s’installe en Ukraine et la social-démocratie ukrainienne éclate en mouvances diverses.

70 ans plus tard, un parti social-démocrate de l’Ukraine (SDPU) est créé en mai 1990 à Kiev alors que l’URSS est dans son dernier souffle. Ce parti a aujourd’hui un statut de membre consultatif de l’Internationale Socialiste. Néanmoins, l’histoire de la social-démocratie en Ukraine après la chute de l’URSS est un long fleuve de scissions et de retrouvailles de différents partis et courants. Ces partis sont en fait d’abord associés à des personnalités et souvent à des oligarques plutôt que d’être identifiés pour leur programmatique. Le SDPU est ainsi longtemps proche de Leonid Koutchma, président de l’Ukraine à partir de 1994, mais des scissions à la fin des années 90 rejoignent Julia Timochenko et Petro Porochenko. Au début du millénaire, « l’oligarchisation » des différents partis sociaux-démocrates devient de plus en plus criante. Viktor Medvetchouk, directeur de cabinet de Leonid Koutchma (2002-2005), en est l’illustration : ce riche entrepreneur et ami proche de Poutine sera par la suite arrêté pour trahison en avril 2022 et fera partie d’un échange de prisonniers avec la Russie. L’oligarchisation contribue à un effondrement électoral progressif de la social-démocratie de 6% en 2002 à 1% en 2006 dans le cadre d’une coalition d’opposition dite Ne Tak. Le soutien en 2009 dans le cadre d’un bloc de gauche à la candidature du communiste Piotr Simonenko confirme la mort clinique de la social-démocratie ukrainienne.

Si dans un premier temps la social-démocratie s’était profilée comme une force plutôt centriste et en faveur de l’intégration européenne, les positionnements considérés comme pro-russes dont le soutien à une neutralité ukrainienne ou à la communauté eurasiatique prônée par Moscou, rendent de plus en plus inaudibles d’autres revendications typiquement socialdémocrates comme la défense d’un système public de santé gratuit ou celle d’une législation sociale régulée.

Etonnamment, le parti des Verts, fondé lui aussi en 1990, souffre du même écueil de l’oligarchisation avec des oligarques aux premiers rangs des listes électorales. Après avoir encore gagné 5,5% des votes et 19 sièges au parlement ukrainien en 1998, le parti y disparaît en 2019 (0,66%). Aux élections locales de 2020, le parti obtient 24 mandats d’élus sur plus de 150 000.

La césure de la guerre pour la politique intérieure de l’Ukraine

Avant même le 24 février 2022, la démocratie ukrainienne connaît avec les élections législatives de juillet 2019 un bouleversement majeur puisque pour la première fois depuis l’indépendance retrouvée de l’Ukraine un parti remporte la majorité absolue des sièges : « Serviteur du peuple » (en vert), le parti étiqueté libéral du Président Zelensky (élu président en mai) remporte en effet 43 % des suffrages et 253 sièges sur 424, loin devant la Plateforme d’opposition – Pour la vie, pro-russe (en bleu foncé), la coalition du président sortant Petro Porochenko (en bleu clair), et l’Union panukrainienne « Patrie » de l’ancienne première ministre Ioulia Tymochenko (en rouge). Mais encore une fois il s’agit plutôt de votes pour des écuries de personnalités plutôt que de choix programmatiques. En passant, il est utile de rappeler que l’extrême-droite ukrainienne (Svoboda) remporte 2% des votes et un siège.

La guerre change néanmoins encore une fois la donne. Bohdan Ferens décrit trois conséquences de la guerre (How the Russian war changed domestic politics in Ukraine in FEPS : Europe and the War in Ukraine, edité par László Andor and Uwe Optenhögel, Brussels, 2023) : une dépoliticisation de l’espace politique ukrainien, un phénomène de démédiatisation et enfin une déoligarchisation.

La dépoliticisation découle d’une part de l’application de la loi martiale, sur base de laquelle onze partis considérés comme pro-russes sont interdits depuis le 20 mars 2022, et de la très rapide émergence d’une Union sacrée. Le temps n’est pas celui des talk-show politiques mais celui de la ligne de front où un certain nombre d’élus de tous bords sont d’ailleurs engagés. Cette dépoliticisation va de pair avec une centralisation du pouvoir, par exemple à travers la nomination par le président de gouverneurs militaires dans les régions du front, et un resserrement de l’actualité et de l’action politique autour de la personne du Président Zelensky qui bénéficie d’un taux de soutien de plus de 90%. Il est vrai aussi qu’à l’ombre de cette popularité couvent des conflits de politique intérieure sur des sujets plus secondaires comme celui entre le Président Zelensky et le maire de Kiev, Vitali Klitchko, sur l’autonomie de gestion de la capitale.

La dépoliticisation s’accompagne d’une démédiatisation en ce sens que les autorités exercent désormais un monopole de contrôle de l’information et que les principales chaines de télévision du pays, y inclus certaines détenues par différents oligarques, diffusent un contenu unique 24 heures sur 24 (« United News telethon »).

La politique de déoligarchisation a pour sa part été intensifiée avec le début de la guerre. Certains oligarques considérés comme trop proches du Kremlin, comme Ihor Kolomoisky, le magnat dont la chaîne de télévision avait fait découvrir le comédien Zelensky, ont été déchus de leur citoyenneté ukrainienne. La loi sur les oligarques de septembre 2021, qui vise à mettre un frein à l’influence politique de ces derniers, est rigoureusement appliquée et conduit notamment Rinat Akhmetov, l’oligarque longtemps (et peut-être toujours) le plus riche d’Ukraine, à se retirer du secteur des médias. Et enfin, les pertes économiques des oligarques, doublées d’expropriations dans certains secteurs stratégiques pour l’Ukraine (secteur pétrolier, industrie automobile…), contribuent à complètement redessiner le paysage politique ukrainien.

Quelles perspectives pour une gauche ukrainienne ?

La recomposition du paysage politique ukrainien du fait de la césure de la guerre constitue évidemment une chance pour une gauche ukrainienne d’effectuer sa catharsis et de s’inventer sur des bases complètement nouvelles.

Le nouveau consensus national ukrainien sur l’intransigeance face à Moscou et sur la nécessité de l’intégration européenne évacue pour la gauche le handicap de ses ambigüités passées sur la question des relations avec la Russie. Le retrait des oligarques de la vie politique l’oblige à se réinventer à la fois en termes de programmatique et d’organisation interne. Le modèle des partis-écuries n’apparaît plus concevable et viable. Une future gauche ukrainienne sera attendue pour prendre à bras le corps le démantèlement de l’héritage post-soviétique des oligarchies et de la corruption.

Un défi structurel majeur sera néanmoins pour cette future gauche de lutter contre les stéréotypes qui du fait de l’histoire soviétique continuent d’entourer le concept de social-démocratie et même ce qui a trait au « social ». Mais peut-être que l’expérience de l’extraordinaire solidarité interne à l’Ukraine que le pays vit en ces temps de guerre permettra de relégitimer le sens du collectif.

Une démarche prometteuse vers la création d’une force de gauche progressiste est celle de la SD Platform, un mouvement autonome lancé en 2012 qui, même s’il n’a pas de statut de parti, est aujourd’hui le seul interlocuteur reconnu par les structures de la famille sociale-démocrate européenne comme le groupe parlementaire du S&D, la Fondation d’études progressistes (FEPS) ou les fondations politiques nationales comme la fondation néerlandaise Max van der Stoel ou la Friedrich-Ebert-Stiftung liée au SPD. Ces structures apportent notamment un soutien technique à la SD Platform sous forme de financement de séminaires ou de prise en charge de stagiaires.

La SD Platform est essentiellement animée par des jeunes, la très grande majorité des adhérents ayant moins de 30 ans. Ce regroupement, qui a essaimé avec une vingtaine d’antennes régionales, y compris pour la diaspora (antenne à Berlin), prône un activisme de base local et compte quelques jeunes élus locaux dans ses rangs. Le soutien à une décentralisation renforcée est ainsi un des éléments phares de sa programmatique. Elle recherche activement les échanges avec la société civile et coopère très étroitement avec une association d’enseignants progressistes.

Si la loi martiale et les exigences législatives actuelles pour la constitution des partis ne permettent pas d’imaginer la transformation de la SD Platform en parti politique à part entière dans un futur proche, tout l’enjeu pour cette structure sera d’être audible – notamment sur les réseaux sociaux – pour porter un discours de gauche distinct sur un certain nombre de sujets.

Le premier sujet sera certainement la revendication d’un processus de reconstruction qui ne soit pas seulement celui d’une réparation des infrastructures mais qui prenne pleinement en compte la nécessité de l’investissement social dans le domaine de la santé (et en particulier de la santé mentale qui sera centrale pour surmonter les traumatismes de la guerre), de l’éducation et du soutien aux plus vulnérables, sachant que l’Ukraine faisait déjà face à un différentiel de cohésion sociale majeur avant la guerre.

Cette gauche sera ainsi attendue pour s’opposer à un détricotage libéral de la législation sociale qui suscite déjà des inquiétudes dans les institutions européennes et internationales.

Cette gauche portera la revendication que la reconstruction de l’Ukraine soit l’occasion d’une transformation du modèle économique post-soviétique très axé sur l’industrie lourde vers un modèle économique s’inscrivant dans le Green Deal européen d’autant que l’Ukraine a un potentiel énorme en termes d’énergies renouvelables.

Cette gauche sera attendue pour s’opposer à ce que la guerre soit prétexte à une plus grande centralisation des pouvoirs comme l’illustre la récente proposition du Président Zelensky de dessaisir les autorités autonomes de lutte anti-corruption au profit des services secrets.

Cette gauche sera enfin attendue pour faire valoir que la nouvelle identité nationale ukrainienne s’inscrive bien dans les valeurs fondamentales européennes, à commencer par le respect des diversités, et que le processus d’intégration européenne prenne pleinement en compte ses enjeux sociaux et écologiques. Pour ce faire, cette gauche a besoin du soutien continu des forces progressistes européennes.

Matthieu Hornung
Matthieu Hornung
Animateur de Sauvons l'Europe en Belgique & Administrateur au Comité Européen des Régions

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5 Commentaires

  1. Article intéressant et très bien documenté. Le problème est que, de manière générale, la social-démocratie européenne présente un contour idéologie extrêmement flou. Allant du (social ?)libéralisme (Schmidt, Schroeder, Blair, Hollande et consorts, etc.) à la corruption (PS belge francophone, Pasok en Grèce, etc.). Seul un Sanchez semble tenir en Espagne, une ligne relativement cohérente.

  2. « Une future gauche ukrainienne sera attendue pour prendre à bras le corps le démantèlement de l’héritage post-soviétique des oligarchies et de la corruption. »
    Faux. C’est plutôt l’héritage de la transition capitaliste du pays (accentué par les privatisations/ dont terres arables et mines – fond de pensions anglo-saxons, suite au traité de libre échange avec l’UE/ 2014).
    La lutte contre les oligarques est superficielle : Zelensky distribue des « amendes » (sommes des détournements ridicules) pour les blanchir (et sans doute lui-même par la même occasion/ Panama Papers).
    Oui. Zelensky est maintenant un dictateur (votre article).
    Pour le potentiel d’énergies vertes, la priorité sera mise sur le gaz au large de la Crimée.
    Oui. L’ingérence occidentale continuerait avec la création d’un nouveau parti de gauche chapeauté par divers acteurs européens (votre article).

  3. M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis qu’on ne vit pas dans un monde contre-factuel dans lequel le passé est mythifié et l’avenir détaché de toutes les pesanteurs du Monde.

    – « Ah ! Que (re)vienne la gauche ! » ;
    – « Oh ! Que le donnant/donnant, le gagnant/gagnant, le « œil pour œil, dent pour dent », l’exploitation, la domination, la vengeance, la jalousie et la haine, dégagent ! ».

    Raison de plus pour travailler à l’éloignement du donnant/donnant, du gagnant/gagnant, du « œil pour œil, dent pour dent », de l’exploitation, de la domination, de la vengeance, de la jalousie et de la haine ; autrement dit,
    – il est temps de « re-légitimer le sens du collectif », de « s’opposer à un dé-tricotage libéral de la législation sociale qui suscite déjà des inquiétudes dans les institutions européennes et internationales », de « s’opposer à une plus grande centralisation des pouvoirs » ;
    – il est temps de prendre pleinement en compte les enjeux sociaux et écologiques.

    « La loi du progrès, c’est que les monstres disparaissent devant les anges, et que la Fatalité s’évanouisse devant la fraternité. » (Victor Hugo)

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