Corrigeons les dégâts du Marché Unique

En 2023, nous « fêtons » les 30 ans, une génération complète, de la mise en place du Marché Unique. Quel futur pour lui ? Pour se mettre d’accord sur la direction où nous voulons désormais aller ensemble sur ce plan, notamment entre Français et Allemands, il faut d’abord commencer par se mettre d’accord sur le bilan qu’on tire de la mise en œuvre de ce marché unique.

Le Marché Unique reposait sur un fondement clair : la domination incontestée en 1986, au moment où l’Acte unique qui le prépare est adopté, de l’idéologie ordolibérale dans l’Europe d’Helmut Kohl, de François Mitterrand post 1983 et de Margaret Thatcher. Ce dont les Européens ont besoin ce sont des règles strictes pour renforcer la concurrence et des institutions fortes pour les faire respecter. Pas besoin d’un budget commun plus conséquent, ni de règles fiscales et sociales communes : si les règles garantissant la concurrence sont mises en place et respectées, l’économie européenne sera dynamisée et le bien-être des Européens s’en trouvera accru.

Les 30 années qui viennent de se passer ont montré à quel point cette vision était erronée et dommageable pour l’Europe et ses citoyens. Le Marché Unique a affaibli l’économie européenne et nourri un profond euroscepticisme qui aboutit aujourd’hui à mettre en danger la survie même du projet européen comme l’atteste la victoire de Giorgia Meloni en Italie ou la longévité d’un Viktor Orban en Hongrie.

La mise en œuvre du marché unique s’est en effet traduite par l’élimination des politiques industrielles nationales. Il s’agissait d’un développement logique : dans un marché unique où on libéralisait les échanges de biens, de services et de capitaux, on ne pouvait plus tolérer que tel ou tel Etat subventionne telle ou telle activité aux détriments des acteurs de ce domaine des autres pays de l’Union. Simplement, comme aucune politique industrielle européenne n’est venue prendre le relais de ces politiques industrielles nationales disparues, il n’est guère surprenant que les acteurs européens aient loupé le coche de toutes les révolutions industrielles intervenues depuis 30 ans contrairement à leurs homologues coréens, chinois ou américains, activement soutenus dans ces domaines émergents par leurs Etats respectifs. Au point qu’aujourd’hui l’Europe n’existe quasiment plus dans aucun secteur de la High Tech.

On aurait pu imaginer que le marché unique serve au moins à faciliter l’émergence de géants industriels proprement européens grâce à la consolidation des différents champions nationaux préexistants. Il n’en a rien été au final dans la plupart des secteurs. D’une part parce que la globalisation a poussé ces champions nationaux à rechercher en priorité leurs relais de croissance en dehors de l’Union et d’autre part parce que la DG concurrence de l’Union européenne a imposé une lecture étroite de la notion de position dominante qui a empêché de tels rapprochements.

La logique du marché unique, et le culte de la concurrence qu’elle a mise en place, ont également contribué à déstabiliser et à démanteler les services publics dans toute l’Europe. Là aussi, il n’était pas forcément illogique de ne pas laisser subsister de fortes spécificités nationales dans tel ou tel domaine si on voulait unifier le marché européen. Mais aucun service public européen n’a pris le relais des services publics nationaux remis en cause. L’Union Européenne ignore toujours la notion même de service public, qu’elle se contente seulement de tolérer parfois comme une simple exception aux règles de la concurrence.

Combiné à l’élargissement de l’Union vers l’Est à des pays dont le niveau de vie était beaucoup plus bas que celui des pays d’Europe de l’ouest, le marché unique européen a fortement aggravé le dumping fiscal et social au sein de l’Union en l’absence de règles fiscales et sociales communes. Cette problématique avait culminé en particulier avec l’épisode de la directive dite Bolkestein sur la libéralisation des activités de services et les multiples abus associés à l’existence des « travailleurs détachés ». Quelques progrès ont été réalisés ces dernières années dans ces domaines pour corriger les dysfonctionnements les plus grossiers, sur les travailleurs détachés ou encore sur les salaires minimaux, mais beaucoup reste toujours à faire, notamment dans la lutte contre le dumping fiscal.

C’est probablement dans le domaine de l’énergie que la logique d’un Marché Unique centré uniquement sur la concurrence a montré le plus clairement non seulement ses limites mais son caractère profondément nuisible pour le projet européen. Le développement d’une pseudo concurrence artificielle dans ce secteur hautement capitalistique a fait monter partout les prix pour les usagers. En négligeant les contraintes les plus élémentaires en termes de sécurité d’approvisionnement, de stocks de sécurité et de planification à long terme des infrastructures critiques, le marché unique a placé l’Europe dans une position excessivement vulnérable vis-à-vis du chantage énergétique exercé par Vladimir Poutine, menaçant actuellement l’Union de plonger dans une grave crise économique.

Bref, il n’y a guère de raisons de pavoiser à l’occasion de ces 30 ans du Marché Unique. Dans quelle direction faudrait-il aller pour l’avenir ? Si on accepte le diagnostic formulé précédemment, elle s’en déduit logiquement. Nous avons un urgent besoin de politiques industrielles proprement européennes. Cela pose des questions de moyens en particulier. Si les Etats Unis ont une politique industrielle puissante bien qu’ils soient un Etat fédéral, c’est notamment par le biais de leur important budget fédéral de Défense. C’est indispensable en particulier dans les domaines du numérique et de la transition écologique. Il faut également modifier la politique de concurrence pour favoriser la consolidation des entreprises européennes au lieu de la combattre. Nous avons besoin d’urgence d’un statut européen du secteur public et du secteur non lucratif qui les protège des empiètements du secteur privé au nom de la concurrence dans les domaines où leur action est légitime. Il faut faire (enfin) progresser l’harmonisation fiscale et notamment celle sur l’imposition des bénéfices des entreprises. En matière d’harmonisation sociale, il faudrait en particulier généraliser la Mitbestimmung et créer un modèle européen de corporate governance qui donne toute leur place aux salariés. Il faudrait également développer les transferts publics au sein de l’Union pour accélérer la convergence des niveaux de vie et de salaires et limiter l’incitation des pays les plus pauvres à recourir au dumping social et fiscal pour assurer leur développement. Il faut enfin une véritable Union de l’Energie qui n’ait plus le développement de la concurrence comme noyau mais la sécurité d’approvisionnement…

Bref, il faudrait un tournant majeur par rapport aux politiques catastrophiques menées depuis trente ans au nom du Marché Unique. Peut-on aller dans cette direction, notamment sur le plan franco-allemand ? Les idées développées ci-dessus font, à mon sens, l’objet d’un consensus politique assez large en France. Si elles n’ont pas été mises en œuvre jusqu’ici en Europe, c’est surtout parce que l’opinion publique et les gouvernements allemands s’y sont opposé fermement et ont soutenu très activement la logique ordolibérale qui a prévalu avec le Marché Unique. Il me semble cependant que nous sommes désormais parvenus à un tournant intéressant sur ce plan.

L’opinion publique allemande, plus sensible à ces questions que l’opinion française, a d’ores et déjà accepté d’entrer dans une logique planificatrice et dirigiste assez poussée pour faire face à la crise climatique avec l’Energiewende. Elle me semble prête à soutenir ce genre de démarche à l’échelle européenne. Avec Trump, Poutine et XI Jinping, l’opinion publique allemande a (enfin) compris, je crois, que son pays ne pourrait jamais être une grande Suisse qui tout en se moquant de ce qui se passe dans le reste de l’Europe, exporte avec succès des grosses voitures et des machines en Chine, aux Etats Unis ou en Russie. L’opinion publique allemande a aussi (enfin) compris, me semble-t-il, que bien que son industrie soit beaucoup plus solide que celle de ses voisins, et notamment celle de la France, son avenir n’est pas assuré faute de maîtrise suffisante dans les domaines de la High tech. Et pour cette raison, elle pourrait accepter (enfin) la nécessité d’une politique industrielle européenne.

Bref, après avoir été le fer de lance de l’Europe de la concurrence et de l’ordolibéralisme avec le Marché Unique aux côtés du Royaume Uni, l’Allemagne me parait (enfin) mûre pour devenir au côté de la France celui d’une action publique européenne ambitieuse au service de la transition écologique, de la cohésion sociale et de la résilience de l’économie européenne. Mais l’Allemagne est un paquebot qui vire lentement et une course de vitesse est engagée avec la montée de l’extrême droite eurosceptique et la fragilisation de l’économie européenne du fait des dégâts causés par le marché unique. Espérons que nous parviendrons ensemble à inverser la vapeur à temps…

[author title= »William Desmond » image= » »]William Desmond est un haut fonctionnaire bruxellois. Première parution dans la revue Heinrich Böll.[/author]

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9 Commentaires

  1. Cet article va dans le bon sens, mais il m’apparaît constituer un vœu pieux dans la situation politique actuelle. Je ne vois pas quel état, quel gouvernement en Europe serait susceptible de soutenir une telle « correction ». Le terme « correction » me semble d’ailleurs nettement insuffisant. C’est d’un changement de paradigme, d’une révolution copernicienne dont l’Europe a besoin ! L’Europe a besoin de se refonder, de se reconstruire sur des bases éco-progressistes avec une fiscalité européenne, des services publics européens, une sécurité sociale européenne, une politique intérieure et internationale européenne, une politique écologique européenne, avec un vrai Parlement et un vrai Gouvernement européens. Il faut avoir le courage de rebâtir avec toutes les forces éco-progressistes présentes dans l’Union. Elles existent, elles sont là, encore minoritaires dans chaque état, faute d’union et de rassemblement. C’est la tâche de chaque citoyen européen éco-progressiste d’œuvrer à leur unité dans sa propre nation. En France, la NUPES me semble, à tort ou à raison, constituer un bon début sur lequel il faudrait investir.

    • Bien d’accord avec tout ce que vous dites sur la nécessité de renforcer le rôle de l’Europe en matière économique et sociale, en particulier de manière prospective, mais sauf sur un point. La Nupes (pour laquelle j’ai voté aux dernières législatives) me semble n’avoir pas encore su dépasser son rôle de cartel électoral dont chaque participant reprend ses objectifs divergents une fois les élections passées. De plus tous les partis membres ne peuvent pas être qualifiés d’europrogressistes.

      • Vous avez raison, la NUPES ne correspond pas à toutes mes attentes, loin de là, mais, en France, c’est la seule perspective un peu réjouissante que j’entrevois.

  2. Article quelque peu alarmiste avec des anglicismes et des allemandismes qui nous rappellent que le Français n’est pas mort et que le dilletantisme n’est que que le repos du guerrier post colonial et des lauriers de la gloire.. Tant que l’or y est…. Après avoir bien abusé, encore faut t’il en profiter.
    Il nous rappelle que le culte de la concurrence n’est pas né avec le marché européen mais dès les accords de Bretton-Woods en 1944 et que le dumping fiscal (ou la déshumanisation du système) se trouve ainsi aggravé par l’émergence d’états mafieux, tout en nous affirmant que la hausse des prix de l’énergie est bien la conséquence du couteau que Poutine a mis sous la gorge au reste du Monde qu’il cherche à s’approprier.
    Le tour est fait ou presque.
    Depuis 1944, il n’y a pas de pitié.. la main du maître règne sans partage. Oïkos Nomos… La Main.
    Cette main serait même à l’origine la Mara Salvatrucha, de cette culture du gang ou de la mafia.
    La Main Noire, La mano Negra…
    Qui détruira l’autre ? Qui s’engraissera sur la peau de l’autre ?
    Qui parviendra à redéfinir des accords commerciaux ou l’homme, le pauvre pékin qui trime est au coeur des attentions ?
    Le Brics ? Le Mercosur ? Le commonwealth ? Le SETA ? Le JEFTA …
    A oui,.. Ceux là ont été signé…. les autres… On en reparlent ?
    Tant que ça rapporte.
    Faites vos jeux, les jeux sont faits, rien ne va plus.

  3. Et bien il faut que la France et l’Allemagne s’entendent là-dessus, ça paraît assez clair.
    D’autre part, je pense qu’on passe un peu vite sur les bienfaits du marché unique sous d’autres angles. Là c’est un peu uniquement à charge…Si c’était un vrai échec l’économie européenne serait en crise continuelle depuis 30 ans, ce qui n’est pas le cas.
    Donc attention à porter un constat lucide à tous égards sur la réalité pour ne pas la prendre en pleine face à l’heure d’agir.

  4. Bonjour.

    L’idéal européen a été bafoué, nous voulions dés le départ construire une vraie nation européenne au service de tous les citoyens européens, il a été bâti un semblant d’Europe, ou la règle des marchés dominent, ou une minorité s’en met plein les poches au détriment de nous tous, il suffit de voir aujourd’hui les super profits qui sont fait grâce à la crise et sur notre dos.
    Tout est continuellement faussé, on dit une chose et on fait le contraire, nous n’avons plus confiance ce qui explique malheureusement la montée des extrêmes et ce n’est qu’un début.

    Croire que l’opinion publique a eu et à un rôle à jouer est trop facile, c’est de la faute des autres et pas de nous (les gouvernants et certains politologues et journalistes),

    Quand au gouvernement Allemand, il s’est emparé depuis longtemps de la gouvernance européenne, les autres nations l’ont laissé faire par paresse, par médiocrité, par laxisme.
    Il a ramassé tout ce qu’il pouvait (voir excédent balance commerciale), peut-être changera t’il de trottoir du fait de la conjoncture actuelle ?

    Je le dis et le redis, tant qu’il n’y aura pas une vraie nation Européenne (certains commentaires ci dessus le signalent également), nous ne serons rien, nous subirons un déclassement sans précédent, tous unis nous formeront une puissance respectée, que sommes nous seul ?

  5. Bonjour,
    Certainement proche du terme d’une vie commencée dans la gestation de la guerre 39-45, la construction européenne a été une de mes grandes raisons de vivre. Professeur des Universités en Sciences Economiques, créateur d’un des tout premiers Erasmus sur l’Europe Agricole, la descente aux enfers a commencé avec l’entrée du Royaume Uni et la fascination qu’il a exercé, y compris sur J. Delors, alors que nous devions le reconnaître comme un cheval de Troie. Je suis donc surpris que l’excellente analyse de W. Desmond, renforcée par Mylord, fasse, sans doute au prétexte du Brexit, comme si l’UK ne portait aucune responsabilité dans le désastre qu’il décrit si bien. Les souverainismes de la NUPES comme du RN sont donc loin d’être des bouées de sauvetage. C’est mon désaccord profond avec la parfaite analyse de Y. Herlemont.

    • Bonjour Monsieur GUIN.

      Je reformule certain passage de mon commentaire suite au vôtre, j’ai peur d’une mauvaise interprétation de mes propos.

      – Je suis dans mon être d’abord européen puis Français.

      – J’accuse nos gouvernants actuels (Européen et Français) d’être des freins à la
      finalisation de la construction de notre Europe..
      Seule une nation Européenne avec un véritable gouvernement, une armée, des douanes, une fiscalité, une politique sociale et économique communes peut permettre de rivaliser avec les autres puissances, cette non finalisation est la source de la majorité des maux que nous subissons actuellement.

      – Bien sur que l’Ukraine participe au désastre actuel mais ne pouvait ‘on pas anticiper les conséquences des décisions prises pour les atténuer ?

      Dans le contexte politique actuel, ne savions nous pas que des pays comme l’IRAN, la CHINE et d’autres allaient s’associer officiellement ou pas pour nous mettre des bâtons dans les roues ?

      Que penser de la dépendance que nous avons actuellement envers les USA, eux en profitent énormément économiquement à notre détriment.
      Le général de Gaulle doit se retourner dans sa tombe en voyant cela.

      -Quand à la montée des extrêmes, qu’on comprenne bien que je ne la souhaite surtout pas, je ne voterai jamais pour de tels partis politiques mais tout est fait actuellement pour leurs faciliter la vie.

      A force de mensonge et de manipulations, on dégoute les citoyens, beaucoup auront tendance à aller vers ces formations politiques par dépit, on joue avec le feu,
      pourtant l’histoire est riche d’enseignements à ce sujet.

  6. Enfin une analyse lucide d’une dérive européenne renforcée par la compétition (la sacro sainte dite concurrence) de tous contre tous au niveau de l’UE, aggravée encore par les mécanismes de la mondialisation et Maastricht. Il ne reste plus qu’à espérer comme le conclut W. Desmond. Espérer que l’UE ne fasse pas les frais dans quelques années, du nouvel ordre mondial en train de se jouer à ses frontières. Avant l’invasion de l’Ukraine, en 12/2021, j’ai fait un cauchemar très réaliste et poignant où j’étais un sniper déjà âgé qui tirait depuis les ruines de ma résidence sur des russes puis, un peu plus tard dans la nuit, sur des chinois qui les avaient remplacés…Il serait plus que temps que nous apprenions à coopérer dès le plus jeune âge, y compris dans les apprentissages éducatifs encore beaucoup trop axés sur la compétition et les classements qui font de nous des numéros !
    0 ou 1 ?

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