IA-Maga : la guerre à l’Europe est déclarée

Le numérique est le nouveau champ de bataille entre Washington et Bruxelles. L’Europe et ses réglementations DMA et DSA sont dans le viseur trumpiste. Il est temps qu’elle se réveille.

Il y a quelques jours, Donald Trump a posté sur Truth Social un message ne souffrant pas d’ambiguïté à l’égard des Européens. Il y fustige « les pays qui attaquent nos incroyables entreprises technologiques […] avec des taxes digitales, des législations sur les services numériques, des régulations sur les marchés digitaux… », visant en termes à peine voilés les réglementations européennes : le DSA concernant la régulation des contenus problématiques (incitation à la violence, pédopornographie…), le DMA, limitant les situations de position dominante des services des grands acteurs, la taxe de 15 % sur le numérique mise en place sous l’égide de l’OCDE pour éviter l’évasion fiscale à grande échelle que pratiquent ces acteurs et le règlement sur l’IA, pour garantir un niveau convenable de sécurité et de gouvernance éditoriale des modèles d’IA. Ce message revient à dire que « vous Européens, n’avez pas le droit en tant qu’Etat(s) souverain(s), d’adopter d’autres normes que les nôtres ». Littéralement.

Triple coup

Il est important de comprendre que dès à présent, les LLM automatisent des processus administratifs et économiques, parfois d’importance critique ; et surtout qu’ils véhiculent des valeurs culturelles, morales et politiques. Ils ont dès à présent une influence immense à bien des niveaux, par exemple sur les dizaines de millions d’adolescents et de jeunes adultes qui sont épris de ces « compagnons virtuels » auxquels ils se confient et racontent leur intimité.

Trump joue ici un triple coup, probablement de façon assumée : d’abord affaiblir la Commission européenne qu’il déteste, comme l’expression d’une institution représentant un ensemble de pays pro-accord de Paris, prodémocratie, pro-minorités et de surcroît dirigée par une femme. Ensuite, soutenir les entreprises américaines, particulièrement encouragée en cela par Tim Cook, le PDG d’Apple qui est venu pleurnicher récemment dans le Bureau ovale pour donner suite à la condamnation lui enjoignant de rembourser 15 milliards d’euros d’impôts non payés à l’Irlande, et probablement par d’autres dirigeants des « sept magnifiques ». Enfin, il n’est pas impossible qu’aucune autre entreprise, et en particulier celles produisant des services d’IA, ne soit plus efficace pour diffuser « une contre-culture Maga » à l’ensemble de la planète et à l’Europe en particulier.

Les Etats-Unis imposent leurs normes

Lorsqu’il s’était agi des négociations sur les droits de douane, la Commission avait exclu de menacer de taxer le numérique dans son panier de mesures de rétorsions à 93 milliards, partant du constat qu’il n’y avait pas d’alternative européenne sérieuse à ces services. Il s’est probablement agi d’une erreur, qui a enhardi les dirigeants de ses entreprises à inviter Trump à plus d’agressivité à l’égard de l’Europe.

Qu’un Etat étranger nous impose ses normes et nous dénie tout droit de regard sur ces services à ce point est inédit. C’est une approche hégémonique de l’extraterritorialité des normes américaines qui va bien au-delà des débats concernant le bœuf aux hormones ou le poulet au chlore (dont nous pouvons facilement nous passer) dans la mesure où ces technologies sont très perméables, amenées à se diffuser en profondeur dans l’économie, la société et notre intimité.

Non seulement la Commission ne devrait pas négocier, mais elle devrait clairement faire comprendre au gouvernement américain que lorsqu’ils font fermer des comptes mails de procureurs de la CPI à La Haye au travers d’injonctions à Microsoft (ce que Microsoft nie assez maladroitement), elle pourrait aller bien plus loin que de créer une taxe sur les services numériques, et favoriser un mouvement de « remigration logicielle » en faveur d’acteurs européens par des incitations financières et des normes. Non seulement les Européens devraient prendre ces ingérences comme des signaux d’alertes très concrets d’attaques possibles de leur souveraineté, mais de surcroît, ils devraient être prêts à cogner là où cela fait mal : selon le Cigref, l’Union européenne importe pour 265 milliards d’euros de services logiciels des USA. La menace est donc potentiellement d’une très grande intensité et surtout, elle pourrait signer le réveil de l’Europe, l’élément déclencheur qui lui permettrait de cristalliser son retour dans l’IA et le numérique.

Gilles Babinet
Gilles Babinet
Entrepreneur et President de la Mission CaféIA

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4 Commentaires

  1. Prêt à parier gros que de nouveau on va faire les lavettes..
    Souveraineté ? Ce mot semble ne plus exister dans les programmes de l’UE. Merci à vous d’en rappeler l’existence.

  2. L’article de Gilles Babinet a le grand mérite de sensibiliser le lecteur à un défi singulièrement crucial en un moment clé de la prise de conscience des enjeux du numérique. Bien plus, son argumentaire comporte d’intéressantes mises en perspective de nature à alimenter la réflexion au sein de l’UE.
    Aussi, la seule réserve que je me permettrais de formuler ne concerne aucunement le fond de cette chronique. Elle se limite à une observation de forme quant au recours à quelques abréviations auquel j’ai toujours été attentif sur le plan pédagogique. Si nombre des « intimes » de Sauvons l’Europe, férus d’actualité européenne, sont sans doute aujourd’hui familiers de sigles tels que DSA et DMA correspondant respectivement à « Digital Services Act » et « Digital Markets Act » adoptés en 2022 en tant que supports de la législation européenne dans le domaine du numérique, il n’est peut-être pas aussi usuel de se trouver confronté à des « raccourcis » tels que LLM ou Cigref. Pour ma part, j’ai donc dû entreprendre quelques recherches de profane pour saisir que:

    – LLM correspond à « Large Language Models » (grands modèles de langages) susceptibles de produire un texte proche des expressions humaines pour ainsi dire »naturelles »;
    – Cigref est l’acronyme de « Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises »: fondée en 1970, cette association entend réunir lesdites entreprises autour des enjeux du numérique.

    Encore une fois, mon propos n’est pas de critiquer la qualité de l’article, qui m’a personnellement « interpellé » (dans le sens positif du terme). Il entend plus modestement attirer l’attention sur le risque d’un « entre soi » pas toujours partagé par l’ensemble d’une communauté de lecteurs plus ou moins « initiés ».

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