Ecan amont de la proposition prévue le 16 juillet 2025 sur le budget de l’Union européenne pour la période avant 2027, la Commission européenne avait dévoilé une première feuille de route au mois de mars. Elle était claire dans sa volonté de révolutionner son architecture : passer à un « budget fondé sur des politiques plutôt que sur des programmes », le rendre plus flexible, plus simple et plus performant, alors que le contexte mondial est mouvant, et répondre à de nouvelles priorités (défense, sécurité, résilience…).
Mais comment l’UE pourrait-elle assumer ces nouvelles priorités, à budget constant, sans mettre en péril ce qui fait le cœur historique de son existence : une compétitivité toujours accrue — mais qui ne creuse pas les inégalités sociales et spatiales — et, pour faire court, une politique de cohésion qui atténue les effets asymétriques du marché unique. Evidemment, il faut ajouter à ces objectifs stratégiques initiaux ceux du Pacte vert, de la préservation de la biodiversité et de la lutte contre le changement climatique.
Un budget établi après de longues négociations entre Etats-membres
Certes, avec la multiplication des crises de la dernière décennie — Brexit, crises migratoires, COVID, guerre à nos portes, bras de fer commerciaux avec d’autres continents… — l’idée d’avoir un cadre rigide qui serait proposé en 2025 pour une mise en œuvre débutant en 2028, et valable pour les 5 à 10 ans suivants, peut paraître inadéquat. Que la Commission propose une réforme de ce Cadre Financier Pluriannuel est donc légitime.
Mais qu’est-ce que vraiment le budget européen ? C’est un budget dépendant à plus de 70% des contributions des Etats-membres, avec de longues négociations pour atteindre l’unanimité, du chantage politique des plus réticents à « mettre au pot » et une logique de « juste retour » (je donne tant, donc on doit me rendre au moins la même chose) dans une logique arithmétique qui est la négation même de la valeur ajoutée européenne. Or, rappelons-le, le budget de l’UE est un budget qui ne pèse que 1% du PIB des Etats-membres !
Avancer enfin sur la question de nouvelles ressources propres
La question budgétaire ne devrait donc pas être de siphonner les enveloppes des politiques classiques pour financer de nouvelles priorités, mais plutôt celle de se donner de nouvelles ressources pour un budget digne des ambitions affichées. Si l’UE veut continuer à se comparer à la Chine ou aux Etats-Unis, qu’elle se dote alors d’un budget à la hauteur, et qu’elle avance enfin sur la question de nouvelles ressources propres (taxe sur les transactions financières, taxe sur les cryptomonnaies, taxe Carbone aux frontières, taxe « petits-colis », etc.). D’autres instruments existent comme un nouvel emprunt, comme l’UE l’a mis en place pour le plan de relance.
Dans cet équilibre budgétaire, l’Europe ne devrait pas se passer de ses politiques fondamentales que sont la Politique de cohésion et la Politique agricole commune (PAC). Pour ne parler que de la cohésion, elle représente un tiers du budget soit 0,3 % du PIB des Vingt-Sept. Or sa contribution aux objectifs européens est massive : ses crédits sont consommés, son effet-levier permet de soutenir des projets de toute nature répondant parfaitement aux priorités (compétitivité, environnement, R&I, etc.) sur l’ensemble des territoires, y compris les zones transfrontalières si souvent oubliées des capitales nationales. La compétitivité qu’elle porte se fait avec les PME et les entreprises de taille intermédiaire qui permettent à des technologies de rupture d’émerger.
Ces innovations sont souvent issues de petits laboratoires, de clusters, d’écosystèmes sur nos territoires. Elles relèvent aussi d’une ingénierie territoriale, car c’est cela qui fait la force de la politique de cohésion, c’est son management par projets, capables de fédérer les forces vives d’un même espace géographique. Le tout contribue à une nature de compétitivité qui irrigue tous les territoires, sans creuser les inégalités, sans s’appuyer sur les seules grandes entreprises et les grandes métropoles.
Se pose alors la question de la nouvelle architecture vers laquelle semble s’acheminer la Commission, et notamment celle de la gouvernance des futurs programmes stratégiques. La Commission proposerait « un plan unique par Etat » inspiré par des plans nationaux de la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) avec un risque net d’une recentralisation des fonds. Or, la FRR a été un instrument d’urgence. Comme le soulignent la Cour des comptes européenne et le Parlement européen, cet outil a comporté de nombreux effets pervers : il n’est ni performant (erreurs quantitatives et qualitatives), ni assez réactif, ni assez transparent, et encore moins ouvert aux parties prenantes — dont les régions. Enfin, il a trop souvent servi de substitution à des dépenses nationales, posant la question de la réalité de la valeur ajoutée européenne. Pour être clair : « Moi, l’État, si je fais financer ma Prim’Rénov par le Plan de Relance, comment j’assure ensuite la pérennité de ce dispositif sans que mon budget national soit obligé de poursuivre ce qui est pourtant de mon ressort … » L’idée d’Ursula von der Leyen et de certains Etats-membres est tellement simple : faisons en sorte que les fonds structurels pallient la pénurie d’argent des budgets nationaux.
Grâce à la mobilisation constante des régions, du Comité européen des Régions, du Parlement, et de la Présidence polonaise, l’idée d’un plan unique a évolué en faveur de « partenariats nationaux et régionaux pour les investissements et les réformes ». Toutefois, restons vigilants : quel serait donc le degré et la nature de ce partenariat ? Quel serait le rôle des régions actuellement Autorités de gestion ? Si elles ne sont plus que l’échelon de mise en œuvre de politiques décidées nationalement, des pans entiers de territoires et de petites structures porteuses de projets et de dynamiques locales passeront sous les radars des décideurs nationaux depuis leurs capitales et leurs sièges sociaux métropolisés.
Se détacher du Plan unique pour donner davantage d’indépendance aux Territoires
La Commission veut que la politique de cohésion soit plus en lien avec les réformes, ce qu’elle prétend avoir obtenu avec le Plan de Relance. Mais le lien avec les réformes existe déjà par exemple au travers des « conditions favorisantes » : un système mal conçu qui finit par empêcher les régions de mettre en œuvre des politiques vertueuses et pro-actives parce que l’Etat n’a pas rempli ses obligations (je fais allusion à la gestion de l’eau en France). Ainsi, si ce lien réformes/investissements doit être renforcé, cela devra passer par une modification du processus du Semestre européen. Il faudrait le rendre pluriannuel, l’aligner sur le temps long de la cohésion, et le territorialiser, alors qu’il concerne l’espace national pour l’instant, restant quasiment aveugle aux disparités régionales. Les régions devraient donc être pleinement associées à la rédaction des attendus du Semestre européen, ce n’est que par cette approche coconstruite que les réformes auront du sens et seront efficaces.
La Commission souhaite aussi de « la simplification ». Elle est nécessaire, mais ne devrait pas se traduire par une fusion des programmes dans « un pilier unique » qui rassemblerait la PAC et la Cohésion. Une hérésie conceptuelle qui mènera fatalement à gonfler financièrement l’une au détriment de l’autre.
L’UE ne doit pas oublier certains de ses combats. Les attentes des citoyennes et citoyens sont fortes. Des zones entières ne profitent plus du marché unique et sont prises dans « le piège de développement », la crise démographique, la disparition des services publics, ou encore la crise de logement. Le tout entraine son lot de ressentiment et la montée des voix eurosceptiques. Or, comme le souligne Enrico Letta, si nous avons cette grande liberté de circuler, nous devons aussi défendre la liberté de pouvoir « rester ». Pour répondre à ces problèmes structurels, la politique de cohésion, fondée sur ses principes d’approche territorialisée, de partenariat, de gouvernance multi-niveau et de gestion partagée, reste le meilleur instrument pour y répondre.
C’est ainsi que derrière la question budgétaire, et au-delà des montants, se cache un vrai message politique : celui de la gouvernance européenne, de son lien avec ses collectivités et plus largement celui du modèle européen que nous voulons pour les citoyennes et citoyens européens. J’espère que le 16 juillet, la Commission se souviendra que la contribution des régions aux objectifs européens reste le meilleur ciment de l’UE, et qu’un pas en avant dans l’intégration européenne, sans vouloir tout ramener au niveau des Etats, ne coûterait rien mais rapporterait tant.
Crédit photo : Cottonbro studio