Yücel Top : La Turquie, l’Union européenne et les réfugiés

Yücel Top est juriste, ancien Directeur des services juridiques de la DISK [un syndicat turc], et ancien avocat de la DISK, réfugié politique en Belgique et apatride pendant 12 ans. Responsable de la DISK, en Europe plusieurs années, Ex-membre du Comité Consultatif UE/Turquie et Coordinateur actuel du projet de la Confédération Européenne des Syndicats CES – en Turquie.

Quel est le paysage syndical en Turquie?

En Turquie on a plusieurs syndicats, mais on n’a pas de pluralisme syndical car il n’est accepté qu’un seul syndicat et une seule convention collective dans une entreprise. Pour cette raison, malheureusement, et pour garder sa présence dans l’entreprise le syndicat présent ne permet pas l’existence des autres. Dans ce climat tendu on a trois confédérations ouvrières qui sont affiliées à la CES et quatre confédérations des fonctionnaires d’Etat dont une seule est affiliée à la CES. Parmi ces sept confédérations deux sont très liées à l’AKP [parti conservateur au pouvoir] et entretiennent d’assez bonnes relations avec ce parti, une proche du mouvement nationaliste, une considérée comme pro-Kurde et les deux dernières, plus petites, ont des tendances allant de la gauche radicale à la sociale démocratie. Ceci dit AKP contrôle la majorité écrasante des organisations syndicales. Comme, d’ailleurs les autres organisations civiles, constitutionnelles et religieuses et même des clubs sportifs, des chaînes de télévision, des journaux et autres. On peut dire que les organisations syndicales sont très divisées et très politisées.

Quelles sont les principales organisations de la société civile organisée (en dehors du mouvement syndical)?

Ici il faut faire une distinction entre les organisations dont les créations sont obligatoires d’après la Constitution, comme les Chambres professionnelles (les ingénieurs, les Avocats, les médecins etc.), et les autres. Les premiers ne sont pas volontaires mais obligatoires et puis il y a toujours une ingérence de la part du pouvoir politique. Les autres organisations sont assez faibles et toujours surveillées, sauf celles créées par ou proches d’AKP. Le TMMOB, l’organisation unique des Chambres des ingénieurs et des architectes, est une organisation toujours en conflit avec AKP comme l’Union des chambres des Médecines ou l’Union des Chambres de Pharmaciennes. D’autre part, il faut se souvenir de l’existence d’un nombre assez important de membres de la communauté Alevi : Une branche laïque et mystique de l’islam mais qui est considéré comme l’ennemie juré de l’islam orthodoxe. Cette communauté, depuis des siècles, est la cible des autorités qui veulent l’assimiler ou simplement la faire disparaître. Cette communauté qui compte entre 12 et 15 millions de membres est une épingle dans les pieds des politiques qui veulent instaurer la Sharia de l’Islam Sunnite et Shiite et influence plusieurs associations et fédérations. On peut les considérées faisant partie de la société civile.

Quelle est la situation politique et démocratique en Turquie?

Au mois de juin 2015 aux élections générales, AKP a perdu la majorité mais M. Erdogan et son parti AKP ont empêché la constitution d’un gouvernement de coalition en jouant sur la politique de la polarisation anti kurde et une politique nationaliste. Une élection anticipée a été provoquée. Entre le mois de juin et le mois de novembre où les élections anticipées ont eu lieu, nous avons vécu plusieurs attentats qui ont fait des centaines de victimes et depuis nous faisons face à un climat d’insécurité, de peur et de chaos. M. Erdogan (surnommé le Reis) a gagné son pari mais des centaines d’êtres humains ont perdu leurs vies. Nous sommes très proches d’un régime dictatorial où les pouvoirs judiciaires, législatifs et exécutifs sont dans les mains d’une seule personne.

Pour les gens qui sont au pouvoir, ils considèrent que toutes les accusations et les soupçons ont été apurés par le peuple parce qu’ils ont gagné les élections. De toute façon les inspecteurs, les procureurs et les juges sont choisis par le Reis.

Nous ne sommes plus une nation mais une communauté de croyants

Vous voulez parler de la démocratie ? M. Erdogan veut un régime présidentiel à la turque et une démocratie à la turque sans ressemblance avec la démocratie occidentale. L’organisation des élections n’a lieu que s’ils sont sûrs de les gagner… Oui, nous avons un régime à la turque.

Quel est le rapport de force entre les organisations politiques et syndicales?

Pour une population de quatre-vingts millions de personnes nous avons qu’un million cent mille travailleurs syndiqués et autant de fonctionnaires d’Etat, ce qui est très peu par rapport aux pays de l’UE. D’autre part les travailleurs couverts par une convention collective ne représentent que 5%. Ce n’est pas suffisant pour un dialogue social normal. Je vous rappelle qu’en Turquie on ne peut signer une convention collective qu’au niveau d’entreprise. En réalité au niveau sectoriel et national il n’y a pas de dialogue social.

Comme déjà dit les organisations syndicales sont très politisées et ont une liaison assez marquée par la politique. D’autre part dans le secteur public, c’est-à-dire pour les fonctionnaires d’État, il n’y a que des négociations mais pas de conventions collectives parce que leurs salaires sont déterminés par le budget qui est une loi.

Comment analyses-tu la vague d’attentats en Turquie? Spécifique à la situation turque? Lié plus généralement au terrorisme?

Il y a plusieurs approches :

Certains prétendent qu’il existe une manipulation de la part des politiques. Effectivement si on considère que les jeux joués ont servi à certaines manœuvres politiques on peut penser qu’ils n’ont pas tort. Quelles sont les conséquences de tous ces attentats ? : Perte de la crédibilité de parti HDP (Parti de la Démocratie du Peuple, considéré comme pro kurde) et de son président qui était un vrai cauchemar pour M. Erdogan et son parti AKP et même pour le PKK (l’Organisation kurde menant une lutte armée) parce qu’il allait remplacer la violence par la politique et prendre le rôle du PKK auprès des Kurdes, avec une récupération d’environ 10% des votes d’AKP perdu lors des élections. Sincèrement je ne pense pas que tous ces attentats ont à voir avec la politique interne de la Turquie. Quels que soient les auteurs des attentats, les « gagnants » sont ceux qui avaient perdus la majorité et ceux qui allaient perdre le fait d’être le seul interlocuteur aux problèmes Kurdes c’est-à-dire: Les Faucons. Les « perdants » ce sont les pacifistes et HDP qui devenait un parti politique crédible aux yeux des Kurdes et des Turcs. Pour moi, les auteurs pressentis : l’EI (l’Etat Islamique) et TAK (Les faucons de Kurdistan, peu connu jusqu’au maintenant, apparemment liés au PKK) cachent les vrais responsables. Malheureusement, beaucoup de mains sont sales…

Quelle est la situation des réfugiés en Turquie?

Les chiffres des réfugiés syriens varient mais un chiffre de trois millions est réaliste. Dans ces trois millions, près de trois cents milles vivent dans les camps plus ou moins convenables. Et les autres ? Beaucoup mendient, certains travaillent et sont exploités pour une somme modique ; d’autres qui avaient des moyens vivent convenablement et d’autres qui sont des débrouillards font des commerces.

A mon avis, ces réfugiés sont des citoyens et des électeurs futurs de la Turquie. Dans quelques années l’Europe va devoir les recevoir avec un passeport Turc.

Ceux qui ont voulu détruire la Syrie, le seul pays arabe pluraliste avec un visage occidental peuvent être satisfaits. Le rôle de certains politiciens turcs dans tout ça n’est pas négligeable ; rêvant d’une Turquie Sunnite et leader d’une coalition des pays Sunnites du proche Orient ils ont aidé à la destruction d’un pays voisin avec des millions de réfugiés et des centaines de milliers de morts. Peut-être Bachar El Asad n’est pas innocent et n’est pas un démocrate mais pas plus que les Rois et les Chaykhs des pays de cette région du monde.

 

Quel est ton point de vue sur l’accord Turquie/UE à propos de la situation des réfugiés?

La Turquie à subi une vague des réfugiés de trois millions et elle a essayé de se débrouiller toute seule. Ces efforts ont coûté très cher. Ceci est une réalité mais il ne fallait pas que ces pauvres gens deviennent d’une monnaie d’échange entre les politiciens européens et turcs. La solution soit disant trouvée est inacceptable. Les réfugiés syriens retourneront-ils en Syrie, difficile à dire aujourd’hui. Il fallait donc trouver une solution pour un long terme au lieu de créer des « camps de regroupements » en échange de six milliards d’Euros. De toute façon dans quelques années ils viendront en Europe et ces six milliards d’euros seront un cadeau à la Turquie.

 

 Quelles perspectives d’adhésion à l’UE pour la Turquie?

Quelle perspective ? Juste avant le démantèlement de l’Union Soviétique j’avais vu un reportage dans une usine de camion et de bus en Union Soviétique où les travailleurs avaient produit volontairement des véhicules avec des défauts. Ils expliquaient leurs actes aux journalistes du journal « Le Monde », je crois, comme ceci : la direction faisait semblant de nous payer et nous, nous faisions semblant de travailler !

Et bien pour la perspective d’adhésion c’est pareil !!

 

Propos recueillis par Jean-Pierre Bobichon – Membre fondateur de Sauvons l’Europe

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Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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2 Commentaires

  1. L’accord entre l’UE et la Turquie, sur les réfugiés, est détestable.
    La Turquie a exercé un véritable chantage sur l’UE en laissant partir les migrants, alors que toute réunion de 3 personnes y est interdite!
    Ce chantage fut accompagné par l’arrogance du premier ministre turc, qui a simplement dicté sa volonté aux dirigeants de l’UE, faibles et lâches.
    Cet accord avait été négocié par Merkel, vous savez la chancelière humaniste!

    Ceci dit et répété, l’UE s’était mise dans une impasse, et cet accord détestable était le seul choix.

    Au moins le vrai visage de la Turquie est-il évident, et son adhésion à l’UE plus du tout à l’ordre du jour…ou des années!

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