Les Etats-Unis et l’Europe viennent de signer un traité inégal à Turnbull, en Ecosse, sur un terrain de golf.
Il s’agit de leur premier accord commercial depuis la création de l’Union, toutes les tentatives précédentes ayant échoué car la négociation entre partenaires égaux ne permettait à aucun de s’imposer et que les deux superpuissances commerciales n’étaient pas accoutumées à céder. Mais la guerre en Ukraine a déplacé le rapport de force sur le terrain militaire où l’Europe est sans défense.
L’accord est clairement inégal, mais pas si grave en soi qu’il paraît au premier regard. Tout d’abord des droits de douanes sur les biens européens de 15 %, sauf l’aéronautique, puis une obligation d’achat énergétique USA pour un montant de 750 milliards de dollars sur trois ans, des achats militaires et 600 milliards d’investissements dans l’économie américaine. En face, Trump ne s’engage à rien, littéralement puisqu’il n’a pas l’habitude de respecter ses accords et que des discussions particulières s’engagent déjà sur la vie privée des européens, l’intelligence artificielle et l’acier.
En réalité, ce seuil de 15 % est dans la marge de mouvement de prix de marché gérable par les industriels et s’applique de fait à tous les autres concurrents mondiaux des Européens. Il s’agit donc essentiellement d’une taxe sur les consommateurs américains dont Trump a déjà annoncé que les profits seront distribués aux plus riches. C’est beaucoup moins dangereux pour notre industrie que des taxes ciblées comme c’est le cas (50%) sur le seul secteur de l’acier et l’aluminium.
Pour sa part, l’engagement d’investissements aux USA semble lunaire alors qu’il existe un consensus sur l’insuffisance de l’investissement en Europe. Mais il s’agit en fait d’investissements privés sur lesquels les autorités européennes n’ont aucune autorité et indiquent déjà n’avoir aucune ambition de créer un quelconque régime incitatif. De même, le niveau des achats énergétiques sur trois ans, qui reviendrait à un triplement, est matériellement impossible faute d’infrastructures et d’ailleurs de besoins. Le problème central est militaire, on y reviendra.
On peut donc estimer que la Commission n’avait le choix, le bras tordu, que de prendre les termes acceptables proposés par Trump. On aurait certes pu imaginer une guerre commerciale sanglante dont l’Europe serait sans doute sortie gagnante mais blessée, ou des pressions ciblées sur les bons du Trésor américain et certaines de leurs industries dans une coordination avec le Canada et le Japon. Mais la réalité est que notre pouvoir de négociation s’est érodé sur notre désunion et sur notre impéritie face à la Russie. En d’autres termes sur la faiblesse que nous avons construite.
Les adversaires usuels de l’Europe ricanent de cette faiblesse, mais que proposent-ils à la place ? Comment la France, seule, ferait-elle face à Trump ? Nous y voyons au contraire la marque habituelle du dysfonctionnement du grand bricolage européen qui ne nous permet pas d’exercer notre puissance collective. Car cette faiblesse, nous l’avons collectivement construite. Elle repose sur trois piliers.
Le premier pilier de la faiblesse est notre vie démocratique. Il détermine le reste car faute d’une légitimité propre des organes européens, nous vivons dans un espace d’équilibre des parties prenantes qui est une forme de démocratie par infusion mais ne permet pas d’impulsion forte. Le crime est datable puisqu’il s’agit du veto de Viktor Orban à la présidence de Frans Timmermans, qui disposait d’une majorité parlementaire et d’un contrat de gouvernement à l’issue des élections européennes. Sur d’autres sujets les leaders européens ont su faire plier Orban, ils se sont ici fait ses complices avec un lâche soulagement et recasé Ursula von der Leyen en exfiltration de son échec politique national. En la débarrassant, lors de son renouvellement des fortes têtes, qui l’encadraient (Timmermans, Breton, Borrel, Vestager), les gouvernements nationaux ont composé une Commission à la fois faible et autoritaire. Nous en payons aujourd’hui le prix en temps de crise. Redisons ici cette chose essentielle mais simple : les élections européennes doivent aboutir à la désignation de la Commission européenne. A défaut, il n’existe effectivement pas de volonté commune légitime.
Le deuxième pilier est notre faiblesse économique. Le crime date ici de 2007, et un graphique résume tout.
Le choix collectif fait lors de la crise de 2007 de l’austérité et de ne pas relancer la croissance se paye de deux décennies de stase économique pour l’Europe. Notre PIB par habitant a augmenté de 15% depuis contre 75% contre les USA. Pour le dire autrement, en 2007, le PIB par habitant des USA était d’un tiers supérieur aux Européens; il est aujourd’hui du double. Il ne s’agit pas simplement de chiffres mais de réalités industrielles. Faute d’investissements publics et privés, nous avons laissé passer la révolution informatique, chacun le sait. Nous avons également laissé passer la révolution énergétique. Nous ne maîtrisons pas le secteur des batteries, sans lequel les énergies renouvelables n’ont pas de signification, ni celui des panneaux solaires ; nous réapprenons à grande peine l’ingénierie du nucléaire.
Il faut y insister : il n’y a ici pas d’effet structurel déterminant dont nous serions des victimes irrémédiables. Au-delà de tous les facteurs identifiables, avant 2007 notre économie croissait au même rythme que l’économie américaine, avec l’avertissement des hoquets de 1979 et de 1993. Puis elle s’est arrêtée, du fait de nos choix collectifs de vitrifier la situation existante, l’Allemagne ayant naturellement beaucoup pesé dans cet arbitrage. Mais le monde ne vit pas figé. Notre incapacité à accepter de la dette alors que le Japon et les USA dépassent largement 100 % de dette publique, à accepter un échauffement de l’économie au-delà de 2 % d’inflation, à accepter des impôts communs pour limiter notre concurrence fiscale, nous a conduit à une stagnation de long terme et une absence de renouvellement de nos secteurs économiques. Il y a quinze ans, nous avertissions dans notre campagne « Qui va payer ? » que nous étions en train de sacrifier notre jeunesse, c’est à dire notre futur. Nous y sommes.
Le troisième pilier de la faiblesse est évidemment militaire puisque c’est le ressort caché du chantage Trumpien. Nous achetons d’ailleurs de bien pauvres garanties, qui ne durent que ce que durent les roses ou les humeurs de Trump. Le fait est que si l’Europe est le premier soutien financier de l’Ukraine, elle n’est pas en mesure de lui fournir une aide militaire suffisante pour tenir face à la Russie. Faut-il ici faire remonter le crime à 1954 et l’échec de la CED ? Soyons plus réalistes et visons 2014 et l’invasion de la Crimée, quand la menace russe a de nouveau cessé d’être négligeable. Nous aurions du comprendre que les dividendes de la paix prenaient fin et pourtant nous avons continué à sous-traiter notre défense à un tiers, ce qui est la raison principale de notre faiblesse diplomatique immédiate.
Ces trois piliers ne viennent pas de nulle part. Ils sont la traduction concrète de l’espoir européen d’un paix universelle et éternelle comme horizon final de l’histoire. N’entrons pas ici dans une simple accusation de naïveté : cette paix n’était pas attendue passivement mais a été le projet politique commun des Européens. Le multilatéralisme, qui a été son support concret après l’effondrement de l’URSS, est d’abord leur œuvre et ils ont amené les autres puissances à cette table. De la même manière, la dépendance qu’a cultivé en particulier l’Allemagne, d’une part en matière énergétique vis à vis de la Russie et d’autre part de défense vis à vis des Etats-Unis repose, outre son confort, sur la construction d’une interdépendance qui devait arrimer les pays participants à la paix. Ils pouvaient espérer s’appuyer sur l’exemple précurseur de l’Ostpolitik qui a préfiguré les conditions de transition à l’Est. Et de fait cela a semblé marcher avec la Russie des années 90, comme avec la Chine qui s’ouvrait alors.
Ce projet politique a échoué. La classe politique russe, après avoir fini le pillage de son pays, est revenue à son projet impérial pour piller plus avant. La Chine au faîte de sa croissance démographique craint son vieillissement et se raidit pour saisir sa fenêtre temporelle de pouvoir économique et géopolitique. Les Etats-Unis s’éloignent de la démocratie et ne veulent plus être le soutien d’un ordre mondial qui les contraint. Ils s’essayent désormais également à la loi du plus forts, et d’abord envers leurs alliés qui dépendent d’eux. Les accords commerciaux de Trump n’en sont en réalité pas, il s’agit de simples hausses douanières unilatérales illégales en droit international (et sans doute américain) mais acceptées par leurs cibles pour des raisons géopolitiques. Rappelons que ici que Trump ne justifie même pas par des raisons économiques le taux de 50 % de droits de douanes imposé au Brésil, mais par les poursuites judiciaires auxquelles fait face Bolsonaro pour son coup d’État manqué ; il s’agit purement d’une pression économique sur la démocratie locale.
L’Europe ne défendra désormais son modèle démocratique, social et écologique que si elle se dote des instruments de sa puissance. L’indépendance ne peut passer que par une diversification des sources d’approvisionnement et une maîtrise des deux secteurs essentiels que sont l’énergie et les armes. Ceci suppose le développement de capacités industrielles spécifiques à long terme, mais également la création de structures de commandement communes. L’Europe doit donc inventer une capacité à investir, dans le secteur militaire d’abord mais également dans les nouvelles technologies et l’énergie. En clair, elle doit avoir une capacité fiscale pour taxer des flux qui sont mobiles à l’échelle des pays, mais guère des continents et ceci ne sera possible qu’avec un gouvernement européen démocratique et reconnu par ses citoyens.
L’Europe est une longue succession de bricolages, dont la nature a longtemps interrogé les experts. Elle n’est en fait qu’un projet en chantier. En 1990, Mitterrand obtint de Kohl la construction d’une monnaie unique et la fixation des frontières à l’Est en contrepartie de la réunification allemande. Ce n’est qu’en 2012, avec le whatever it takes de Draghi à la BCE que l’Euro a fait la preuve de ses capacités réelles.
Il est temps de construire le corps de logis du bâtiment, et de faire de la Commission un gouvernement démocratique.