Quelle histoire de l’Europe sociale ?

Dans le cadre du sixième volet des pages « En débat » consacrées aux 70 ans de l’Uniopss, Union Sociale revient sur l’histoire de l’Europe sociale. Guy Janvier, président d’EAPN France, et Sofia Fernandes, chercheur senior sur les questions économiques et sociales à l’Institut Jacques Delors, font le point sur les origines de cette Europe sociale et dressent des perspectives d’avenir. Nous republions cet entretien avec l’aimable autorisation de l’Union sociale.

Union Sociale : Peut-on tenter de définir le concept d’Europe sociale ?

Sofia Fernandes : Pour répondre à votre question, j’aimerais citer Jacques Delors qui avait lancé l’année dernière un appel pour renforcer l’Europe sociale et qui affirmait : « si l’élaboration des politiques européennes compromet la cohésion et sacrifie les normes sociales, le projet européen n’a aucune chance de recueillir l’adhésion des citoyens européens ». Partant de cette déclaration, on peut définir l’Europe sociale comme une Europe où la libéralisation économique va de pair avec la protection des droits sociaux, où la compétitivité est un objectif à parts égales avec la convergence et la cohésion, une Europe, où l’économie est au service du citoyen et non l’inverse, une Europe qui respecte les prérogatives et les préférences nationales sur les questions sociales et de l’emploi, tout en valorisant le rôle « clé » joué par les partenaires sociaux. Une fois ces principes édictés, il faut les traduire par des mesures concrètes. Pour cela, l’Europe dispose de plusieurs instruments législatifs, budgétaires ou de coordination, et elle doit s’appuyer sur le dialogue social européen. Pour que cette Europe sociale soit visible aux yeux des citoyens, celle-ci doit être transversale, c’est-à-dire que les préoccupations sociales doivent être présentes dans toutes les initiatives européennes, que ce soit la gouvernance économique, l’union de l’énergie ou le marché unique numérique.

Guy Janvier : Pour bien définir ce qu’est cette Europe sociale, je pense qu’il convient de faire un petit rappel historique. Au départ, l’Europe est un marché commun. Le général de Gaulle disait : « l’Europe est un traité de commerce et rien de plus. N’en déplaise à ceux qui prétendent autre chose. » Dans le Traité de Rome, on trouve des éléments qui évoquent cette question sociale, mais uniquement en filigrane. Selon moi, une Europe sociale, c’est une Europe qui fait société, une Europe des citoyens. Cela renvoie directement au sujet du modèle social européen. Existe-t-il aujourd’hui ? La question mérite d’être posée.

Union Sociale : De quand date l’idée d’élaborer une Europe sociale ? Sur quel fondement philosophique repose ce projet ?

Sofia Fernandes : Il y avait, au début du processus d’intégration européenne – et ce, malgré les quelques dispositions sociales prévues dans le Traité de Rome – un accord entre les États selon lequel l’intégration économique se ferait au niveau européen mais tout ce qui relevait de la protection sociale resterait au niveau national. On considérait à l’époque que si cette intégration économique fonctionnait, cela entraînerait des gains de croissance qui permettraient ensuite de mener de vraies politiques sociales dans les États membres. Cette logique a été tenable durant les Trente Glorieuses mais la crise mondiale arrivant dans les années 1980, ce parti pris est devenu de moins en moins cohérent. De plus, l’élargissement de la Communauté à des pays plus pauvres (Grèce, Portugal, Espagne) a accru les écarts de niveau de vie entre les États. Ainsi, la pour- suite de l’intégration économique a mis de plus à plus à distance l’économie, des questions sociales. C’est à cette époque, sous l’impulsion de Jacques Delors, que naît ce concept d’Europe sociale. L’Acte unique européen de 1986 consacre cette nouvelle tendance. Il sera suivi de la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs en 1989, puis du Protocole social en 1992. Il faut également souligner un fondement philosophique à toutes ces évolutions. Celui-ci part du postulat que l’Europe n’est pas simplement un projet économique, mais doit aussi se fixer des objectifs sociaux, que les États et les institutions européennes, doivent poursuivre.

Guy Janvier : 1985-1995, c’est l’âge d’or de l’Europe sociale et cette période, on la doit à Jacques Delors. C’est sous son impulsion que les États ont pris conscience que si l’on veut une Europe forte, il faut prendre en compte la question sociale. L’Acte unique (1986) est un acte fondateur avec la reconnaissance du rôle des partenaires sociaux européens, notamment l’obligation de les consulter lorsque l’on prend des décisions. Deuxième élément : on commence à parler du modèle social européen. Enfin, on instaure une complémentarité entre l’Europe sociale et l’achèvement du marché intérieur. Il faut également souligner qu’à cette époque, se met en place la méthode ouverte de coordination (MOC). Il s’agit d’associer, le plus en amont possible, l’ensemble des parties prenantes à l’élaboration des textes communautaires. Même si cette méthode n’a pas eu tous les résultats escomptés, il est regrettable qu’elle n’ait pas été poursuivie.

Union Sociale : Quelle a été la place des associations, de l’Uniopss et plus globalement de la société civile, pour faire de ce projet une réalité ?

Guy Janvier : Les associations sont évidemment particulièrement concernées par la construction d’une Europe sociale. Leur implication est une condition de l’émergence d’une véritable démocratie européenne. Elles sont les porte-parole des aspirations des citoyens. À ce titre, il faut souligner le rôle très important de l’Uniopss à l’origine de la création d’EAPN (European antipoverty network) sous l’impulsion d’Hugues Feltesse, alors directeur général de l’Union. Il faut également saluer l’action de François Bloch-Lainé, puis de son fils, Jean-Michel, pour faire avancer l’Europe sociale. La défense des spécificités des services sociaux d’intérêt général (SSIG) au moment de la transposition de la directive « Services » en France, est particulièrement symbolique de tous ces combats.

Sofia Fernandes : L’Europe sociale est une Europe pour les citoyens et avec les citoyens. Dans ce cadre, le tissu associatif a plusieurs rôles « clé ». Il doit être un instrument de dialogue du haut vers le bas entre les institutions européennes et les citoyens, en permettant le relais des initiatives européennes comme Erasmus ou la mise en œuvre du Fonds social européen. En sens inverse, c’est-à-dire du bas vers le haut, les associations permettent de représenter les aspirations des citoyens les plus fragiles et de faire évoluer les législations en ce sens. Il n’y a pas si longtemps, les États membres souhaitaient supprimer le Fonds européen d’aide aux plus démunis et c’est grâce à la mobilisation des associations de solidarité que celui-ci a été préservé.

Union Sociale : L’Europe sociale a été envisagée par les fondateurs de l’Union mais comment ce concept s’est-il progressivement décliné dans la vie quotidienne des Européens ?

Sofia Fernandes : Inévitablement, les citoyens qui sont le plus concernés par l’Europe sociale sont les citoyens mobiles. Un citoyen qui est en vacances dans un autre État membre bénéficie de la carte européenne d’assurance maladie. Un travailleur mobile bénéficie d’une reconnaissance de son diplôme délivré par son pays d’origine. Il peut profiter aussi d’une égalité de traitement, notamment dans l’accès au système de protection sociale de son pays d’accueil. Un chômeur indemnisé dans son pays d’origine peut partir tenter sa chance dans un autre pays de l’UE et continuer de recevoir ses indemnités chômage pendant au moins 3 mois… Les citoyens les moins mobiles bénéficient égale- ment de la législation européenne dans le domaine social, notamment en matière de sécurité et santé au travail ou d’égalité hommes-femmes. Plusieurs instruments financiers européens sont à leur disposition sans même qu’ils le sachent. C’est le cas du Fonds social européen qui finance notamment des initiatives de formation des travailleurs, de retour vers l’emploi des chômeurs, ou encore d’insertion sociale. La Garantie Jeunesse, par exemple, a été mise en place dans chaque État membre, sans que le lien avec l’Union ne soit établi dans l’esprit du grand public.

Guy Janvier : Il faut bien admettre que l’état social de l’Union européenne est dramatique. Sait-on par exemple qu’un agriculteur français sur trois a moins de 350 euros par mois pour vivre ? Ce constat fait dire à de nombreux observateurs que l’action de l’Europe conduit à la pauvreté. L’autre question qu’il faut prendre en compte est celle des inégalités et de la pauvreté en Europe. Encore une fois, les chiffres sont alarmants et la machine à convergence est totalement en panne. Autrefois, quand des pays pauvres intégraient l’Union, ils pouvaient espérer améliorer leur situation économique et sociale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui ! Ce phénomène est régulièrement exploité par les partis les plus extrêmes qui appellent leurs électeurs à quitter l’Europe.

Union Sociale : Quels sont les progrès encore à accomplir sur ce sujet et à quelles conditions ?

Sofia Fernandes : L’Europe sociale existe mais elle est insuffisante et pour cette raison, elle n’est souvent pas visible aux yeux des citoyens. Sans prétendre exclure d’autres questions qui sont également très importantes, on peut identifier trois domaines d’action prioritaires pour l’Europe sociale. Tout d’abord, garantir une mobilité équitable : la libre circulation des travailleurs ne doit pas être une source de concurrence sociale déloyale entre pays. Ensuite, il faut garantir un meilleur équilibre entre la gouvernance économique et la gouvernance sociale au sein de la zone euro. Pour cela, il faut mettre en place de nouveaux instruments budgétaires, je pense notamment à la proposition d’un « super-fonds de cohésion » faite par Jacques Delors en 2013. Enfin, l’Union doit mettre en place une vraie stratégie d’investissement social pour valoriser le capital humain européen. L’Union européenne n’est que le produit de ce que veulent les États et la tendance libérale des dernières années est loin d’être inéluctable.

Guy Janvier : Jean-Claude Junker, président de la Commission européenne, avait proposé la création d’un socle européen des droits sociaux et nous avions fait dans ce cadre des propositions très concrètes. Le dernier discours sur l’État de l’Union de M. Junker, le 13 septembre dernier, ne comporte que 6 lignes sur le social sur un texte de 15 pages ! Ceci est très inquiétant car les objectifs initiaux ont été complètement oubliés. Au sein d’EAPN Europe, nous faisons plusieurs propositions. Tout d’abord, clarifier les définitions des principales normes sociales. Ensuite, s’assurer de la cohérence entre le semestre européen, la stratégie 2020 – qui est un échec – qui se termine et les objectifs de développement durable 2030. Nous proposons également de réaliser un tableau d’indicateurs sociaux pour obtenir un vrai diagnostic. Nous souhaitons une législation ambitieuse pour assurer la garantie des droits, et enfin donner la priorité à une gouvernance permettant la participation des personnes directement touchées par la pauvreté. Il faut profiter des sommets à venir et notamment celui de Götenberg en novembre prochain, pour rendre visible toutes ces propositions…
Propos recueillis par Antoine Janbon, entretien initialement publié dans Union sociale d’octobre 2017

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3 Commentaires

  1. L’Europe a besoin d’UTOPIE, mais celle ci est vraiment lointaine!
    L’Europe contribue à l’économie des nouveaux entrants par les fonds structurels (communications essentiellement)
    Les pays usent de deux leviers pour « booster » leur économie
    la fiscalité (attraction des sociétés) le social (salaires et charges très inférieurs à ceux des « pays avancés »)
    On peut noter que l’Allemagne a fondé son expansion sur le social…

    Ces propos sont incantatoires, rien n’est proposé à ces pays pour gagner!
    Alors ça restera de longues années un rêve

  2. Voilà un article qui a le grand mérite de faire une « piqûre de rappel » fort utile quant à l’existence d’un « train » social, bien que, comme dans l’avertissement bien connu affiché aux abords des voies ferrées, il soit souvent caché par un autre train, celui de la recherche de la performance économique… et parfois à très grande vitesse.

    Je me permets toutefois d’attirer l’attention sur le fait que, si telle est bien survolée l’ « histoire » de l’Europe sociale à dater du point de départ que constituait, avec sa vocation très générale, le traité créant la CEE en 1957, il convient de ne pas négliger pour autant la « pré-histoire » amorcée par le traité – certes, plus sectoriel – instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951.

    En effet, c’est dès cette époque que, en considération des particularités humaines attachées à ces deux secteurs (songeons, par exemple, à la migration des travailleurs italiens à destination des mines de Belgique), un volet social s’est imposé aux promoteurs de la première « Communauté ».

    Le traité CECA comportait lui-même, au-delà des chapitres consacrés à la production et à la concurrence, des dispositions relatives aux salaires et mouvements de la main d’oeuvre. Mais aussi, dans son application concrète, des objectifs tels que l’amélioration des conditions de vie et de travail ont été mis en oeuvre. L’une des réalisations les plus emblématiques à cet égard a consisté, pour les autorités communautaires de l’époque, à déployer, face aux problèmes de pénurie ou de salubrité, des efforts d’impulsion et d’aide financière au logement: c’est ainsi que des programmes de financement de construction de maisons ouvrières ont été réalisés en liaison avec les Etats membres. De même, en raison des graves problèmes d’ajustement que rencontraient les secteurs concernés, et notamment les mines, des actions de réadaptation de la main-d’oeuvre ont bénéficié d’un soutien communautaire. On mentionnera aussi que c’est déjà avant la création de la CEE que la CECA a fait oeuvre de pionnière dans le domaine de la sécurité et de l’hygiène au travail… étant donné, là encore,

    qu’il s’agissait de secteurs particulièrement exposés à des risques pour le moins non négligeables.

  3. Je suis aussi du même avis que Gérard Vernier : une bonne piqûre de rappel sur un sujet pourtant essentiel. Il y a eu un silence assourdissant de la part des média sur le sommet social de Göteborg…

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