L’Estonie choisit Kiev face à Moscou

On dit souvent que la politique étrangère ne joue pas forcément un grand rôle lors d’une élection nationale. Il va sans se dire que le constat est moins vrai lorsqu’il s’agit d’un petit pays de moins d’un million et demi d’habitants occupant le poste oriental le plus avancé de l’OTAN face à la Russie de Vladimir Poutine. Ce qui se passe à la frontière résonne alors comme une menace existentielle qui conditionne quasiment toute la vie politique à l’intérieur des frontières. Il n’est par conséquent guère surprenant que l’élection législative de dimanche dernier se soit principalement jouée sur un seul sujet majeur : la guerre ukrainienne.

L’enjeu de l’élection a donc été rapidement circonscrit à un duel entre les deux partis profondément opposés sur la question : le Parti de la Réforme de la Première ministre sortante Kaja Kallas, favorable à une politique de solidarité active vis à vis de l’Ukraine, et une extrême droite réclamant au contraire un rapprochement avec Moscou. Le gouvernement sortant s’est montré d’une grande générosité vis-à-vis de Kiev puisque le montant de l’aide estonienne accordée à l’Ukraine ramené au nombre d’habitants constitue l’un des ratios les plus élevés d’Europe. Durant la campagne, Kaja Kallas n’a cessé de mettre en avant le fait que défendre l’Ukraine revenait à assurer la sécurité de son propre pays qui, selon elle, serait la prochaine victime de l’impérialisme poutinien en cas de victoire russe en Ukraine. D’autre part, le Parti de la Réforme préconise une nette augmentation des dépenses militaires ainsi qu’un renforcement des troupes de l’OTAN stationnées à la frontière russe. Tout le contraire de l’extrême droite qui s’est évertuée à tenter de faire passer le message selon lequel il fallait apaiser Poutine en donnant des gages à la Russie. Les deux partis se sont également opposés sur la question des réfugiés Ukrainiens puisque l’extrême droite avait promis, en cas de succès, un moratoire sur les nouveaux réfugiés.

Fort heureusement, le peuple estonien semble avoir compris que les compromissions et le laxisme vis-à-vis des dictateurs impérialistes ne parviennent jamais à réfréner leurs appétits. Longtemps donné au coude à coude avec le Parti de la Réforme, l’extrême droite ne sera finalement pas parvenue à accomplir la percée que les sondages lui permettaient d’espérer. En fait, l’extrême droite perd même deux sièges en dépassant tout juste les 16%. Au contraire, le Parti de la Réforme conforte sa position en gagnant trois sièges avec près de deux fois plus de suffrages que l’extrême droite, ce qui lui offre mandat pour poursuivre et même amplifier sa politique ambitieuse de défense.

Si le succès de Kaja Kallas constitue une bonne nouvelle en ce qui concerne sa politique vis-à-vis de l’Union Européenne et de l’OTAN, il est en revanche plus négatif sur le plan de la politique économique et sociale, questions qui ont joué un rôle plus secondaire au cours de la campagne. En effet, fort de son idéologie néo-libérale assumée, le parti défend un conservatisme fiscal qui lui fait rejeter l’idée même de la mise en œuvre d’une taxation progressive. Le Parti de la Réforme reste en effet arque bouté sur la flat tax, modèle d’imposition fort logiquement rejeté par les progressistes qui le dénoncent comme étant profondément injuste. Pire encore, le Parti du Centre, social libéral et favorable à un impôt sur le revenu progressif, a perdu près de la moitié de ses sièges au profit de Estonie 200, un nouveau parti libéral aussi bien sur le plan économique que sur le plan sociétal. Là encore, la raison principale de ce transfert de voix semble avoir été le positionnement sur le dossier ukrainien, le parti du Centre étant traditionnellement proche des préoccupations de la communauté russophone d’Estonie et, par conséquent, moins offensif envers Moscou.

Il est donc assez attendu que le nouveau gouvernement Kallas aura pour noyau dur une association entre le Parti de la Réforme et Estonie 200. Il reste à voir si, comme dans le gouvernement sortant, les Sociaux Démocrates joueront le rôle de l’aiguillon vers la gauche. L’hypothèse est très probable si l’on considère qu’il est impératif de bâtir une majorité rapidement et que, sur les enjeux de politique extérieure, les Sociaux Démocrates – désespérément stables autour de 9% – sont totalement en phase avec Kaja Kallas. Il existe également des concordances entre les trois partis concernant la politique écologique, le trio étant sur une ligne d’investissements conséquents dans les énergies renouvelables. Ce gouvernement serait donc pro Ukraine, très europhile et écologiste, ce qui n’est pas si mal. En revanche, pour la politique sociale et fiscale, on risque de fortement rester sur notre faim vu la ligne réactionnaire du Parti de la Réforme et de Estonie 200 sur ces questions. C’est la principale réserve, et elle est de taille….

Sebastien Poupon
Sebastien Poupon
Membre du bureau national de SLE, chargé de l’analyse politique.

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3 Commentaires

  1. Bonne analyse. S’il faut se réjouir que l’extrême droite ait mordu la poussière, il faut déplorer qu’europhilie et progressisme deviennent de plus en plus oxymoriques. Et cela, pas seulement en Estonie….Tout partisan de l’Europe (ce que je prétends être) doit se poser la question suivante : l’Europe, pour quoi faire ? Elle ne peut être une fin en soi, mais un moyen.pour réaliser des objectifs sociaux, économiques et écologiques progressistes. Sinon, nous nous dirigerons (Europe ou pas) vers une société fracturée de plus en plus invivable.

    • Très juste.
      Je me réjouis pour ma part que les Estonien(nes)s aient choisi en majorité la poursuite de la politique favorable à l’Ukraine et à ses réfugiés et n’aient pas trop cédé(es)s aux sirènes nationalistes. En France on entend le même discours de la part du RN qui prône le «laisser faire» pour les dictatures, ce qui en passant en dit long sur leur appréciation de la démocratie et des libertés, s’il parvenait au pouvoir.

  2. Une fois de plus, c’est un article très intéressant que Sébastien Poupon propose à notre lecture.

    Pour ma part – et au-delà de l’analyse de la situation politique (notamment sous l’angle électoral, qui demeure un « marqueur » de la démocratie) – j’apprécie que, de temps à autre, la lumière du projecteur se porte vers un « petit » pays d’une Union européenne composée, ne l’oublions pas, de 27 Etats membres. Certes, tous n’ont pas le même poids démographique, économique ou politique… mais même les plus modestes en regard de ces considérations ont une voix qui compte: cela est évident lorsque, au niveau ministériel du Conseil, l’unanimité est requise; cela n’est pas non plus à négliger lorsqu’il s’agit de parvenir à un équilibre subtil pour recueillir une « majorité qualifiée ». Sur ce terrain, j’ai le souvenir d’un haut fonctionnaire de la Commission qui, dans les groupes de travail chargés de préparer les travaux en amont d’une décision du Conseil, déployait un sens très pointu du ralliement des « petits » aux propositions qu’il était chargé de promouvoir.
    De plus – pour en revenir au cas spécifique de l’Estonie et reprendre la formule de Sébastien Poupon – sa situation de « poste oriental le plus avancé de l’OTAN face à la Russie de Vladimir Poutine » est loin d’être anodine.

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