Les 15 ans du plan B

Voici donc les quinze ans, à quelques jours près, du rejet du traité européen de 2005 par le peuple français. Et je suis frappé de voir à quel point si peu de choses ont changé dans le débat public alors que l’Europe a tant évolué.

Je vais ici m’adresser uniquement aux pro-européens qui ont voté non, catégorie minoritaire représentant un gros tiers du Non mais dont le basculement a déterminé le vote. Ils ont été soit convaincus par un discours sur le caractère ultra-libéral implacable du texte, soit rendus furieux par un projet trop en deçà de leurs attentes. Dans les deux cas, fut théorisé un vote pro-européen qui était un appel à un plan B. Puis, au bout de trois ans, le Traité de Lisbonne aurait piétiné le vote de 2005 et aurait imposé par la force le traité honni. Et à gauche le débat intellectuel sur l’Europe semble s’être figé depuis. Or les 15 ans qui ont suivi ont donné tort à tous ces arguments.

Le libéralisme figé dans le marbre, une blague

Souvenez-vous. Le traité devait figer l’ultra-libéralisme dans le marbre en reconduisant… les termes du Traité de Rome de 1957. En pratique l’Europe est restée (et devenue plus encore) la terre de la sécurité sociale dans le monde, des normes écologiques et la politique de libre-échange y est de plus en plus soumise à la condition d’un juste échange. Les traités commerciaux de dernière génération, avec le Canada et le Mercosur, sont les plus avancés au monde en matière de droits sociaux et de protection de la nature. Ils sont loin d’être parfaits et nous avons de nombreuses revendications à ce sujet, mais comment peu-t-on considérer que le leader mondial des politiques sociales et environnementale serait par nature un monstre ultra-libéral ? Surement les choses étaient moins déterminées qu’on a pu le dire, ou qu’on le psalmodie encore par habitude, comme un catéchisme confortable ?

Beaucoup, relisant le traité de Maastricht, s’insurgeaient que la France ne puisse plus faire tourner la planche à billet, chose dont elle n’avait pas ressenti l’envie depuis le XVIIIème siècle. Et donc, que fait la BCE aujourd’hui ? La Banque de France, si elle était libre et souveraine, pourrait-elle même mener cette politique, isolée devant les marchés ? Il est d’ailleurs piquant de retrouver tant de personnes hier acharnées à défendre ce pouvoir essentiel qui nous était ôté hurler désormais que la BCE outrepasse ses droits.

Regardons en face le supplice de la Grèce. Les traités interdisaient toute assistance entre pays ? Eh bien on leur a marché dessus pour la Grèce. Oui, les plans de soutien ont été assortis d’une condition d’austérité imbécile et meurtrière, que nous avons bien sur condamnée. Mais ne venons pas raconter non plus que les plans européens sont les responsables de la situation grecque. S’ils ont été acceptés par la Grèce, c’est bien que la solitude souveraine était pire encore.

Depuis nous avons mis en place des traités de contrôle budgétaire, contrepartie de cette assurance collective. Pour quel résultat? La France n’est jamais passée en dessous de 3% de déficit, et les deux dernières Commissions professent officiellement une « application intelligente » de ces traités.

L’Europe alors n’était pas libérale en raison d’une obscure généalogie, enchaînée depuis sa création aux lettres de fer de quelques articles d’un Traité. Tout simplement, la majeure partie des gouvernements élus par les citoyens d’Europe, des membres du Parlement européen élus au suffrage universel direct, étaient libéraux. Y compris la plupart des sociaux-démocrates. Si, ici ou là, nous avons fait des progrès vers des approches plus sociales ou plus vertes, ce n’est pas en brisant des chaînes de mots, c’est en faisant de la politique.

Le Plan B, en livraison à domicile

L’espérance du Plan B, qui tel que décrit était en réalité une Europe fédérale, a su convaincre beaucoup de pro-européens de rejeter un texte trop tiède. Curieusement, on a vu sur les tribunes se mêler dans une union sacrée nos partisans électrisés du tout ou rien avec les tenants souverainistes du rien du tout. Le résultat concret d’une telle alliance était bien sur rien.

Le Plan B était une idée fort singulière. Elle supposait, et Laurent Fabius l’avait exprimée ainsi, qu’il existait en quelque sorte un traité de secours beaucoup plus ambitieux qui ressortirait naturellement de derrière les fagots en cas de crise à résoudre. L’Europe ne pouvait pas rester en panne, la belle affaire ! C’était pour les nonistes, plutôt qu’élaborer une alternative politique, demander à ceux qui avaient rédigé le texte existant de bien vouloir la fournir. Et pour beaucoup, les choses en sont resté là. Qui chez les nonistes a fait l’effort de mobiliser durablement des partenaires européens pour faire émerger autre chose ? Une petite partie du PCF, quelques Verts autour par exemple de José Bové, une poignée de socialistes du Non autour de personnalités comme Guillaume Balas. Pour les autres, business as usual, et le plus souvent dans un cadre franco-français. Quelles convergences a construit cet immense mouvement qu’était alors ATTAC ?

La suite de l’histoire a été d’abord portée par ceux qui avaient endossé le Oui. Il n’y avait pas de Plan B tout prêt, le Traité de 2005 était le point de compromis le plus avancé entre ceux qui voulaient une Europe plus démocratique et plus sociale, et ceux qui préféraient qu’on continue à être d’abord un marché. Faute de mieux, on a picoré les restes du traité pour en faire le Traité de Lisbonne.

Entre autres choses, il a donné définitivement au Parlement européen un droit de veto sur la composition de la Commission européenne, faisant des élections européennes le champ potentiel de la désignation du gouvernement européen. Juncker n’a pas été désigné par les chefs d’Etat, il a gagné les élections. Même si les citoyens le savent à peine. Et les derniers résultats n’ont pas produit de majorité assez nette pour empêcher les chefs d’Etat de reprendre la main avec von der Leyen, dans une certaine mesure. Mais si la politique d’austérité a été mise en sourdine relative, c’est parce que le groupe socialiste au Parlement a été en mesure de l’imposer dans la constitution de la Commission, à deux reprises. La démocratie européenne est balbutiante, mais elle apparaît petit à petit.

Puis ce sont les crises qui ont dominé. La crise grecque, la crise de 2010 qui a vu la BCE prendre ses responsabilités, la crise du Coronavirus qui conduit peut être à la naissance d’un véritable budget européen.

Mais pourquoi ces divagations ? Pas pour ressusciter des controverses roides, mais pour tenter de rouvrir les termes du débat en évoquant un anniversaire. Sauvons l’Europe n’a pas été créée pour rejouer le match, mais pour faire bouger les choses. La leçon de ces quinze ans, c’est que l’Europe n’est pas figée dans une fatalité, elle est ouverte au changement. Ce dont nous avons besoin n’est pas l’attente d’un grand soir qui ne viendra pas. Ce dont nous avons besoin, c’est de faire de la politique, maintenant. Amis nonistes, on vous attend.

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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9 Commentaires

  1. Merci Arthur pour ce texte et merci aussi à votre équipe de tenir la barre de Sauvons l’Europe, reprise en temps de creux de vague après le désengagement de JP Mignard et Joel Roman. Je garde un souvenir amer de ces débats de 2005, basés sur autant de mensonges et de manipulations que ceux du Brexit auxquels on assistera 10 ans plus tard ; et la nostalgie des deux conventions citoyennes menées au parlement européen en amont. Espérons que cet exercice démocratique reverra le jour à l’automne 2020. Nicole Fondeneige

  2. Pour moi, europeen convaincu, il me convaincre que si la Commission européenne travaille, alors elle doit attaquer le problème n°1 qu’est l’ Euro; le problème2 est l’arrêt de l’immigration folle au profit d’un maillage de contrôle et de sélection; le problème 3 est de régler la question de l’Otan et de s’ouvrir librement au commerce avec la Russie.

  3. Merci Arthur pour avoir rappelé que le rejet du projet de 2005 a réuni dans une alliance douteuse des pro-européens convaincus et des souverainistes acharnés. Laurent Fabius porte à ce titre une très lourde responsabilité dans cet échec. Et il faut rendre grâce à tous ceux, Nicolas Sarkozy en tête, qui ont eu le mérite de ne pas en rester là et de faire aboutir le traité de Lisbonne. Où en serions-nous sans ce traité ? Mais malheureusement, il a aussi contribué à renforcer le pouvoir du Conseil européen, qui n’est pas particulièrement démocratique, et surtout est empêtré dans des considérations de politique intérieure dont on voit bien aujourd’hui qu’elles sont un frein considérable à la poursuite du projet européen.

  4. Merci pour cet article qui remet en place quelques vérités sur le caractère soit disant ultralibéral de la construction européenne. Je doute malheureusement qu’il soit entendu par ceux qui à gauche préfèrent l’incantation à un examen lucide des situations.

  5. Et s’il n’y avait pas eu ce refus du traité constitutionnel en France puis aux Pays-Bas, est-ce que l’Union aurait évolué dans la bonne direction ? Si les eurocrates et les gouvernements ont analysé le résultat comme vous, cela les a peut-être amenés à comprendre qu’ils ne peuvent pas compter sur un soutien indéfectible des europhiles quels que soient leurs errements, et ensuite à infléchir leur politique.

    • Le contrefactuel est toujours difficile. « Les eurocrates » sont des fonctionnaires, et le message qu’ils ont reçu a été « pas de changement ». Quant aux gouvernements, on espère que le fait qu’ils sont élus pèse un peu plus dans la balance que les leçons d’un référendum dans un ou deux pays.
      S’il fallait tenter l’exercice, je pense que le coup d’arrêt porté à la réforme des institutions a retardé d’une Commission l’émergence du Parlement comme arbitre de la constitution de la Commission à l’issue des élections. Les Commissions Barroso auraient-elles pu être ce train libéral dans de telles conditions ? Sans doute pas aussi facilement.

      • Juste une précision d’ordre « statutaire »: si, par « eurocrates », on entend les commissaires à la tête de la Commission européenne – et que les traités, qui n’emploient jamais le terme de « commissaires », désignent sous l’appellation de « membres de la Commission » (à l’exception du président de l’institution, voire d’autres membres tels que le « haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ») – on doit souligner que ces personnalités ne sont pas des fonctionnaires: dans la mesure où elles sont investies d’une responsabilité politique, leur singularité en fait les interlocuteurs directs des ministres nationaux.

        Relèvent en revanche du statut de « fonctionnaires » le gros des troupes composant les unités administratives (dénommées « directions générales » pour la plupart d’entre elles) oeuvrant sous la tutelle politique des commissaires. Si l’on pousse l’examen un peu plus loin, il y a lieu de noter qu’à côté des fonctionnaires au sens strict du terme les institutions emploient également des agents contractuels à la condition plus précaire relevant de contrats en principe à durée déterminée.

  6. Merci Arthur pour cette excellente analyse qui remet bien des pendules à l’heure. Je souhaiterais juste la compléter sur quelques points à la lumière de ma propre lecture des faits tels que je les ai vécus.
    1 – L’article présente le grand mérite de souligner la complexité, voire l’ambiguïté, des facteurs à l’origine du « Non » exprimé en 2005.
    Il me semble que l’une des clés de l’interprétation- car le trousseau ne se réduit pas à un seul élément – réside en grande partie dans une analogie avec le célèbre avertissement inscrit sur les quais de gare ou à proximité des passages à niveau : « Attention ! Un train peut en cacher un autre ».
    Or, j’ai la conviction que le train du refus d’un traité maladroitement qualifié de « constitutionnel » par des promoteurs au demeurant tout à fait sincères aurait en fait occulté la présence d’un autre convoi : celui du mécontentement à l’égard du gouvernement alors en place en France. Cela est, du reste, corroboré par des sondages réalisés dès la sortie des bureaux de vote : nombre de votants n’ont pas hésité à avouer, « brut de décoffrage », qu’ils avaient profité de la consultation pour exprimer leur ras-le-bol face à la politique d’ensemble alors menée par le gouvernement Raffarin. Pratique comme parapluie !

    2 – Pour appuyer le constat tout à fait pertinent selon lequel « en pratique, l’Europe est restée (et devenue plus encore) la terre de la sécurité sociale dans le monde », il convient de ne pas négliger le précédent fondamental qu’a représenté la mise en œuvre du traité CECA. C’est en effet à travers son application que des règles aussi importantes que celles qui régissent la santé et la sécurité au travail ont été forgées en partant des risques auxquels se trouvaient exposés les mineurs et les sidérurgistes. Mais sans doute, à côté de cette expérience sectorielle, le caractère supranational de cette première « Communauté européenne » a-t-il favorisé une approche qui a été partiellement confisquée par les Etats membres dans les traités ultérieurs – avec, comme contrepartie, une plus grande timidité des avancées sociales à l’échelle de l’Union européenne.

    3 – Le « supplice »infligé à la Grèce – en fait, avec autant de malhabileté à vouloir montrer les muscles que de volonté de nuisance de la part de la troïka – reste un épisode assurément peu glorieux. Mais doit-on pour autant négliger le vice de construction initial à la source du problème : l’appartenance de ce pays à la zone euro ? Or, dans mon souvenir, la Commission avait, du moins au stade des préparatifs de l’Union économique et monétaire, émis quelques doutes sur l’opportunité, sinon la faisabilité immédiate, d’un tel rattachement. Ce sont les Etats membres qui ont poussé à la roue.

    4 – La mention de « gouvernements élus par les citoyens d’Europe » force peut-être un peu le trait, même si l’on comprend l’idée que recouvre cette formulation. A proprement parler, les citoyens n’ « élisent » pas directement leur gouvernement : ils expriment leurs préférences à travers l’élection de leurs parlementaires. La situation peut différer d’un Etat membre à l’autre ; mais, pour ce qui est de la France, il est clair que la nomination des membres du gouvernement relève d’une démarche conjointe du Premier ministre et du chef de l‘Etat… quitte à désigner, entre autres, des personnalités dotées d’une solide expérience technique mais sans avoir jamais détenu au préalable le moindre mandat électoral.

    C’est ce qui me fait dire – et je l’ai souvent mis en évidence dans mes articles ou mes commentaires pour « Sauvons l’Europe » – que charger les membres de la Commission de Bruxelles de la culpabilité – sinon du péché originel – de n’être pas « élus » pour l’exercice de leurs responsabilités européennes relève du procès d’intention, voire du faux procès : non seulement leur situation est comparable à celle des ministres dont ils sont les interlocuteurs privilégiés (pour ne pas dire les homologues), mais aussi parce que leurs curriculum vitae révèlent qu’avant d’intégrer la Commission ils ont souvent connu l’onction électorale au niveau local ou national dans leurs pays respectifs, voire au Parlement européen.

    5 – Les considérations développées par Arthur au sujet de l’existence, réelle ou potentielle, d’un « plan B » sont tout à fait pertinentes. Elles peuvent être complétées par le rappel d’un précédent, sans doute quelque peu enfoui aujourd’hui dans les archives de la construction européenne.

    Pour l’évoquer de manière cocasse, on peut mentionner ce sage conseil prodigué par un humoriste : « Si vous n’avez pas de plan B ou si votre plan B a échoué, ne désespérez pas : vous disposez encore de 24 lettres dans l’alphabet ». Or, en octobre 2005, soit peu de temps après le revers du referendum, la Commission européenne avait lancé un « plan D » à l’enseigne de « D comme Démocratie, Dialogue et Débat », sous la forme d’une communication conçue comme devant servir de base pour des échanges sur l’avenir de l’UE entre les institutions européennes et les citoyens… tout en mettant aussi à profit cette démarche pour stimuler la communication sur le fonctionnement de l’Union et susciter des débats au niveau de chaque Etat membre [pour plus de détails : voir le document COM(2005) 494, accessible sur le site « Europa »]. Diverses initiatives ont permis de donner une suite concrète à cette approche. La Commission en a dressé le bilan dans une communication d’octobre 2008 [pour plus de détail : voir le document COM (2008) 158, également accessible sur le site « Europa »]. Au moment où il est question de donner forme à une future conférence sur l’avenir de l’Europe, cet antécédent mériterait de ne pas être totalement perdu de vue.

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