Ces derniers jours, la question récurrente [1] de l’européanisation de la dissuasion nucléaire est revenue dans l’actualité avec le revirement des Allemands et la demande du futur chancelier allemand Friedrich Merz. Cette nouvelle posture part du principe selon laquelle la dissuasion nucléaire américaine en Europe serait fragilisée.
Relevons que la présence des bombes nucléaires américaines B-61 modernisées actuellement dans sa version 12 fait partie d’une stratégie de réassurance tout autant qu’une volonté de sortir du tout ou rien stratégique. En cas d’échec de la dissuasion (qui est de menacer pour ne pas s’en servir), ces armes nucléaires de théâtre ont pour objet théorique de ne pas s’engager dans les extrêmes entre les Etats-Unis et la Russie, à partir de leur sanctuaire respectif. Ce découplage fut un argumentaire qui fit florès durant la période où des euromissiles furent déployés en Europe et singulièrement en Belgique (à Florennes) avant d’être retirés et détruits fin des années 1980 (traité INF).
En d’autres termes, dans le domaine nucléaire, tout est une question de perception, de discours, de crédibilité, de volonté et de capacité. Envisager de remplacer en quelque sorte le nucléaire américain par du nucléaire français et ses 300 charges (aviation et sous-marin) et éventuellement britannique (225 têtes sur sous-marin) pourrait rendre davantage pertinent le discours de la dissuasion dès lors que celle-ci opère en Europe, pour l’Europe.
Déjà, les déclarations élyséennes de 2022 et 2024 furent en grande partie liées à un momentum russo-ukrainien. Et le rappel en 2022 du discours de 2020 sur le fait que les intérêts vitaux français ont bel et bien une dimension européenne. Le 27 avril dernier, le président Macron resta sur la thématique en déclarant vouloir ouvrir le débat sur la défense européenne, y compris dans le champ du nucléaire, et dans ce cadre, « la France serait prête à contribuer davantage à la défense du sol européen ».
Les partis d’opposition réagirent négativement, par incompréhension, raccourci ou feignant de penser qu’il s’agirait de partager la dissuasion nucléaire, violant en quelque sorte la souveraineté et la centralité élyséenne du contrôle des ordres nucléaires ! Ballons d’essai relatifs et maîtrisés proches de la réassurance prudente « offerte » aux autres. Rien de nouveau à propos de la dissuasion par constat et d’intérêts vitaux français pensés plus largement que les frontières hexagonales. Actuellement, l’Union européenne se sait englobée dans le champ dissuasif français et britannique à travers la notion virtuelle de dissuasion par constat, le jeu de la protection contre les extrêmes étant implicitement « offert » aux alliés européens. La vulnérabilité commune engage en quelque sorte la solidarité de proximité par le flou de la notion élargie des intérêts vitaux. S’il ne peut y avoir de dogme de l’automaticité d’une solidarité dans l’ordre du nucléaire, la proximité spatiale entre les États européens impose ainsi en partie une dissuasion de facto au profit des alliés.
Comme pour les armes nucléaires américaines, il ne pourra y avoir partage des codes d’activation des charges, mais un processus de coopération, de présence hors du sanctuaire français d’avions Rafale nucléaires. Certes, il ne pourra y avoir cependant d’accrochage des missiles nucléaires air-sol français sur des appareils européens, le plus souvent achetés aux Américains (F-16, F-35). Seules la Croatie et la Grèce ont acheté des Rafale ! Les Tornado anciens et les Eurofighter ne semblent pas être la solution.
Nous avons déjà connu les réflexions autour du partage symbolique ou plus ou moins audacieux d’une dissuasion concertée sinon partagée : présence symbolique d’officiers européens dans les sous-marins stratégiques français, participation aux exercices Poker (Force aérienne stratégique française) à l’image des exercices Steadfast Noon de l’OTAN, la protection aérienne provenant d’appareils européens pour le ravitaillement ou l’aide à la pénétration des Rafale nucléarisés (escorte de raids nucléaires) [2], accueil d’appareils français (dispersion, stockage) sur des bases étrangères (pré-positionnement), partage du financement (environ 52 milliards d’euros de 2024 à 2030), dialogue sur le doctrinal, etc.
Comme nous pouvons le constater, la question nucléaire nous revient par la fenêtre, crise transatlantique oblige. Reste que l’avenir de la présence nucléaire de théâtre américain en Europe est difficile à clarifier. Maintien en l’état, retrait partiel des B-61 de certains pays européens « plus récalcitrants » que d’autres, retrait total ? Qui peut le préciser ?
On perçoit bien que « le doigt sur le bouton » va rester aux mains des États qui possèdent les codes d’activation des charges ; le partage du nucléaire n’étant imaginable que dans un espace européen supranational. Et la prégnance de l’autorité nationale est déjà bien présente même à propos de l’emploi des forces armées nationales dans des opérations multinationales conventionnelles (choix d’y aller ou non, premier entré ou non, règles d’engagement, caveats, blocages, veto).
Dans une déclaration à l’Élysée le 5 mai 1994, François Mitterrand rappelait que « l’indispensable autonomie de décision du chef de l’Etat exclut que cette décision soit remise à des instances internationales, et même à une alliance, et même au plus fidèle et au plus proche de nos alliés ».
[1] Pour une analyse des débats passés sur l’Europe et la Bombe, cf. Bruno Tertrais, « Will Europe Get Its Own Bomb ? », The Washington Quarterly, Summer 2019 ; « Nuclear policies in Europe », Adelphi Paper n°327, IISS, 1999 ; André Dumoulin, La dissuasion. Histoire du nucléaire militaire français, Histoire & stratégie, n°10, Areion, avril-juin 2012.
[2] À l’image des procédures SNOWCAT de l’OTAN (Support of Nuclear Operations with Conventional Attacks).
Bonjour.
Merci pour cet article, il fait largement ressortir que nous sommes des nains, même au niveau nucléaire.
Pour moi, nous sommes toujours ancré, à tort , dans le principe de la souveraineté d’un état (nanisme), nous sommes incapable de voir la nécessité d’un principe supranational dans certains domaines (défense avec son industrie d’armement, sécurité, etc, etc…. ) pour faire face à des puissances d’envergure continentale.
Qu’on le veuille ou non, il faut partager la puissance nucléaire et surtout la développer, avec un commandement unique, issu du vote, j’exclu automatiquement la commission Européenne à qui je n’ai pas confiance, que son nos quelques charges nucléaires face au potentiel des USA et de la Russie.
Je déteste tenir ce raisonnement ci-dessus, mais dois je me voiler la face ?
Il faut voir
Bonjour,
Vous auriez raison d’exclure « automatiquement » la Commission, sauf qu’il ne s’agit pas d’une question de « confiance », mais, plus prosaïquement, de « compétence institutionnelle ». Or, a priori, et en l’état actuel des traités européens, le Collège des commissaires ne dispose d’aucune compétence directe en matière de défense… et on imagine mal un futur traité, négocié par les Etats membres de l’UE, priver ces derniers de l’exercice d’un pouvoir régalien de cette importance. Est-ce à dire qu’il revient à la Commission de jouer elle aussi le rôle d’une « grande muette », comme on a l’habitude de qualifier l’armée ?
Pour situer cette question dans un contexte général, je me permets de renvoyer au commentaire que j’ai signé le 6 mars en réponse à l’article du 4 mars publié sur le site de SLE sous le titre « L’armée européenne, c’est faisable, maintenant ».
Pour entrer un peu plus dans les détails aujourd’hui, il convient de ne pas négliger qu’en toile de fond l’article 4 du traité sur l’Union européenne (TUE), relatif à la répartition globale des compétences, après avoir posé le principe fondamental selon lequel « toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux Etats membres », spécifie qu’« en particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque Etat membre ».
Il n’empêche qu’en tant que partie intégrante de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) une « politique de sécurité et de défense commune » (PSDC) destinée à assurer à l’UE une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires est expressément établie à l’article 42 du même traité et détaillée aux articles 43 à 46 ; une Agence européenne de défense en vue de mettre en œuvre une telle politique fait même l’objet de l’article 45. Mais cette disposition précise clairement que l’Agence est placée « sous l’autorité du Conseil » (et non de la Commission) … donc de l’institution intergouvernementale qui représente les Etats membres.
Cela dit, il convient de ne pas négliger l’existence et le rôle, dans ce dispositif, d’un acteur insolite en la personne du « haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ». Institué par l’article 18 TUE et nommé par le Conseil européen (c’est-à-dire au niveau des chefs d’Etat ou de gouvernement), il a pour mission générale de conduire la PESC et la PESD évoquées ci-dessus.
Singulièrement, il s’agit en fait d’un personnage hybride cumulant les fonctions de président du Conseil au niveau des ministres des affaires étrangères et de vice-président de l a Commission pour les responsabilités incombant à cette dernière dans le domaine des relations extérieures… ce qui constitue une manière, peut-être indirecte, d’associer celle-ci à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique de défense.
Mais les turbulences de l’actualité internationale ont tout récemment contribué à accélérer le processus en donnant à la Commission européenne l’occasion de relancer ce dernier. Ainsi, début mars, en amont d’une réunion extraordinaire des chefs d’Etat ou de gouvernement, la présidente de l’institution, Ursula von der Leyen, a adressé à l’ensemble de ces dirigeants une lettre exposant un plan intitulé « ReArm Europe ». Ce dernier consiste en un ensemble de propositions sur la manière d’utiliser tous les leviers financiers à la disposition de l’Union pour aider les Etats membres à augmenter rapidement et significativement leurs dépenses en matière de capacités de défense – avec l’objectif, par exemple, de mobiliser près de 800 milliards d’euros au service de cette ambition. Dans des « conclusions » du 6 mars clôturant un Conseil européen « extraordinaire », les chefs d’Etat ou de gouvernement de l’UE ont accueilli favorablement cette initiative et ouvert des perspectives concrètes à cet égard, y compris par l’association du secteur privé au développement de l’industrie de la défense, secteur qui fait par ailleurs l’objet de négociations encore en cours entre le Parlement européen et le Conseil en vue de l’établissement d’un programme spécifique à cet effet.
Comme on le voit, il existe une étroite imbrication interinstitutionnelle pour mettre de l’huile dans les rouages – et non sur le feu – d’une politique européenne de défense en gestation. Si les Etats membres occupent logiquement le devant de la scène, la Commission européenne, même en coulisses, est appelée à y prendre sa part dans son rôle de promotrice, sinon de précurseur. Et cela sans omettre la mission incombant, à la croisée des chemins, au « haut représentant » d’assurer un « liant » de cohérence dans les relations extérieures de l’Union.
Bonjour Monsieur VERNIER.
Merci pour votre commentaire, vous en conviendrez, toutes ces juxtapositions ne sont pas très claires, cette imbrication me semble contribuer à une possible perte d’efficacité, pourquoi fait-on si compliqué quand on pourrait faire simple.
Vous en convenez vous même, en coulisses, la commission joue un certain rôle alors que sa Présidente ne cache nullement son atlantisme ?
Va t’on s’endetter de 800 milliards d’Euros pour acheter du matériel Américain ?
Quand va t’on comprendre qu’on a rien à attendre d’un traite qui gouverne les USA ?