La révolte du monde rural aux Pays-Bas

On pourrait presque parler de classique de la vie politique néerlandaise. En effet, il n’est pas rare de voir apparaitre dans ce pays des partis nouvellement créés dont l’ascension météorique viendra bouleverser pour un temps l’ordre établi. Et même si, le plus souvent, leur succès restera un phénomène éphémère, ils laissent une empreinte idéologique durable qui servira de précédent à d’autres mouvements similaires, dans le pays comme dans le reste de l’Europe. Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui de Pim Fortuyn, populiste tragiquement assassiné à quelques jours des élections législatives de 2002. A l’époque, l’extrême-droite, avec son traditionnel discours antisémite, nostalgique du fascisme et profondément rétrograde sur le plan sociétal, se cantonnait aux milieux les plus radicaux  A contrario, cet homme marquant sa différence avec Jean-Marie Le Pen et Jorg Haider, revendiquant ouvertement son homosexualité et renversant la problématique en prétendant être opposé à l’immigration et à l’islam au nom des Lumières va ouvrir la voie à la stratégie dite de la dé-diabolisation. A bien des égards, Fortuyn aura été le précurseur de la nouvelle extrême-droite moderne, au discours plus policé mais finalement plus dangereux car capable de parvenir au pouvoir.

Il est difficile aujourd’hui de prédire si le succès du nouveau mouvement agriculteur citoyen lors des élections provinciales de 2023 aura la même influence dans le reste de l’Europe. Même s’il traduit des préoccupations concernant l’ensemble du monde rural sur le continent, il répond également à des spécificités néerlandaises. En effet, sa popularité a été boostée par le fameux plan azote du gouvernement Rutte, massivement rejeté dans le milieu agricole. A l’origine de ce plan, on retrouve le constat selon lequel le modèle agricole néerlandais, avec son élevage intensif, produit quatre fois plus d’azote que la moyenne européenne. Devant la nécessité de corriger cette trajectoire, le gouvernement a opté pour un plan radical visant à diviser par deux les émissions à l’horizon 2030. Les conditions particulièrement sévères pour les agriculteurs, qui seront contraints de réduire de près d’un tiers la taille de leur cheptel, voire pour certains d’entre eux, de cesser leurs activités – près de 10 000 exploitations devraient fermer – auront mis le feu aux poudres et précipité la percée du mouvement agriculteur citoyen (BBB).

Avec 19% des suffrages, ce nouveau parti arrive donc en tête des élections provinciales en réalisant le grand chelem dans chacune d’entre elles. Ses scores sont particulièrement impressionnants dans les provinces rurales du Nord du pays où il dépasse les 30% mais il parvient à obtenir des élus partout, y compris dans les métropoles et notamment à Rotterdam où le BBB dépasse les 8%. Preuve s’il en est qu’au delà des seules questions du plan azote, le vote BBB traduit également un ras le bol général exprimé vis-à-vis des partis traditionnels et du gouvernement en particulier. Si l’on analyse la répartition des votes par rapport à ceux des élections provinciales précédentes, on s’aperçoit que le BBB a principalement séduit des électeurs venus de la droite, qu’il s’agisse de libéraux conservateurs du VVD, de chrétiens démocrates de la CDA ou de l’extrême droite du PVV. Ceci étant dit, le quatrième apport en voix pour le BBB provient des anciens électeurs de la gauche radicale, démontrant ainsi une capacité à séduire au delà du vote de droite. Il est vrai également que, en dehors des questions agraires et de l’accent mis sur la défense du monde rural, le programme du parti reste assez flou : on notera toutefois un euroscepticisme modéré ne remettant cependant pas en cause l’appartenance néerlandaise à l’Union Européenne, ni d’ailleurs à l’OTAN.

Ces élections marquent une défaite importante pour le gouvernement en place dirigé par Mark Rutte. Au delà des seules élections provinciales, il faut en effet rappeler que ce sont les provinces qui éliront ensuite les sénateurs en juin prochain. Et le gouvernement, déjà minoritaire au Sénat, verra alors son total de sièges encore chuter puisqu’ils ne disposeront plus que de 24 sénateurs sur 75. Fort logiquement, ce sont les Chrétiens Démocrates qui enregistrent les plus lourdes pertes puisqu’une grande partie de leur électorat provient des zones rurales qui ont voté massivement en faveur du BBB. Si l’existence même du gouvernement n’est pas immédiatement menacé – le Senat, contrairement à la Chambre, ne peut renverser le gouvernement – celui ci aura énormément de difficulté à faire passer certains textes de loi. D’autre part, des tensions peuvent apparaitre entre les partis libéraux (D66 principalement) qui chercheront à pousser l’adoption de textes en faveur de l’environnement quand la CDA, beaucoup plus dépendante, comme on l’a vu, des électeurs ruraux, voudra sans doute freiner les mesures les plus contraignantes vis-à-vis du monde agricole.

Pour la gauche, le bilan est mitigé. L’alliance formée par les Travaillistes et les Ecologistes perd quelques sièges mais maintient globalement ses positions. Le fait qu’elle soit devancée par le BBB alors que l’Alliance pouvait espérer devenir la première force au Sénat reste néanmoins un revers hautement symbolique. La pérennité du mariage entre le PVDA et les GL sera un élément essentiel quand à la capacité de la gauche à jouer la gagne lors des prochaines législatives. Or, celui ci ne fait pas l’unanimité au sein des deux partis et cela d’autant plus qu’aucun leader ne semble se dégager pour briguer le poste de Premier ministre. La percée du BBB couplée au fait que, contrairement au PVDA, les Verts perdront un siège au Sénat pourrait renforcer le sentiment qu’il serait trop risqué de partir avec une tête de liste verte dans ce contexte d’extrême polarisation et de défiance du monde rural envers de politiques écologistes jugées trop radicales. On peut donc imaginer qu’un « lijsttrekker » travailliste constituerait un choix mieux indiqué. L’actuel vice-président de la Commission Frans Timmermans pourrait être la meilleure option pour incarner une candidature commune. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Que peut-on imaginer pour la suite ?

Il semble que le gouvernement va essayer de se maintenir jusqu’en 2025, même si l’hypothèse semble tout de même hautement improbable et que le risque d’élections générales anticipées – scénario au fond assez récurrent aux Pays Bas – parait très élevé. L’avenir du plan azote n’est toutefois pas forcément compromis puisque la gauche y est favorable et que, avec l’aide des Travaillistes et des Verts, le gouvernement disposerait d’une majorité sur le fil au Sénat. Toutefois, il n’est pas certain que le VVD et la CDA, à l’échelle provinciale, fassent la démonstration d’un excès de zèle en ce qui concerne la mise en application du plan dans les divers provinces où des coalitions seront probablement formées avec le BBB. D’autant plus que la question de l’intégration du BBB dans une coalition de gouvernement à l’échelle nationale sera bien sur dans toutes les têtes, dans le cas très probable où ce parti confirmerait sa percée lors des prochaines législatives.

D’une manière générale, l’émergence de cette force politique doit également rappeler à toutes les forces politiques que si les mesures environnementales constituent une nécessité absolue dans le contexte non négociable de la lutte contre les changements climatiques, elles ne peuvent se faire au détriment d’un monde rural de plus en plus marginalisé et paupérisé, aux Pays-Bas comme ailleurs. Le sentiment de déclassement est réel et tout à fait perceptible. Et au delà même de l’appartenance à une zone périphérique loin des grands centres urbains que l’on peut présenter comme les gagnants de la globalisation s’ajoute la crainte de voir disparaitre son style de vie. L’insécurité devient alors tout autant culturelle qu’économique. D’une certaine façon, il est préférable d’avoir vu la colère des ruraux se fixer sur ce vote catégoriel plutôt que vers l’extrême-droite, que le BBB aura finalement fait reculer, en premier lieu le FvD de Thierry Baudet qui s’effondre complètement. Inventer un nouveau modèle de la ruralité, à la fois vertueux sur le plan environnemental mais juste et inclusif pour les habitants tout en restant respectueux de leur identité, constituera un défi pour les années futures. C’est également en cela que ce qui se passe actuellement aux Pays-Bas est hautement significatif pour l’ensemble de l’Europe.

Sebastien Poupon
Sebastien Poupon
Membre du bureau national de SLE, chargé de l’analyse politique.

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10 Commentaires

  1. « Le gouvernement a opté pour un plan radical visant à diviser par deux les émissions à l’horizon 2030. Les conditions particulièrement sévères pour les agriculteurs, qui seront contraints de réduire de près d’un tiers la taille de leur cheptel, voire pour certains d’entre eux, de cesser leurs activités – près de 10 000 exploitations devraient fermer »
    Pourquoi en est-on arrivé là, à des plans aussi radicaux votés par des politiciens qui ont trop longtemps refusé les problèmes. Tout le monde pense maintenant aux bassines françaises où les explications sont incomplètes de chaque côté, profitent-elles vraiment qu’à une minorité d’agroindustriel ? Pourquoi pompent-elles les nappes l’hiver pour mettre à l’air libre de l’eau propre qui va se polluer et en partie s’évaporer ? Est-il vrai que les contrats signés par les agriculteurs sur les anciennes bassines ne sont pas respectés ?
    Il est vrai que « le monde rural est de plus en plus marginalisé et paupérisé, aux Pays-Bas comme ailleurs » mais est-ce pour celui-là que l’on construit les bassines ? Comment est-il accompagné dans son « insécurité tout autant culturelle qu’économique » un accompagnement vers de nouvelles cultures ? La conscience du changement climatique a déjà quelques années, où en est-on dans « l’Invention d’un nouveau modèle de la ruralité, à la fois vertueux sur le plan environnemental mais juste et inclusif pour les habitants tout en restant respectueux de leur identité » ?

    • Bonjour Raphaël 78.

      Nos gouvernants comme nos politiques font preuves d’une incompétence incroyable, il n’y a pas d’anticipation ou de planification en douceur pour effectuer les changements, les décisions sont prises avec une extrême violence par des décisionnaires sont très loi de la réalité du terrain, on le voit dans l’agriculture pour les pesticides, pour les élevages industriels, pour la gestion de l’eau, etc, etc…

      Le pire, c’est qu’ils embarquent les agriculteurs dans des projets s’en aucunes garanties et s’en anticiper les nouveaux modèles agricoles à mettre en place.

      C’est la même chose dans le nucléaire et dans bien d’autres domaines.

      Mais les citoyens Français et Européens sont de moins en moins bêtes, face aux manipulations, ils font actuellement preuve d’intelligence et s’engagent, on le voit aux Pays Bas lors de ces élections, on le voit en France actuellement, les petits roitelets ont les oreilles qui sifflent actuellement, qu’ils écoutent sinon !!!!

    • Beaucoup de questions auxquelles nos élus qui ne sont plus issus du monde rural, ne savent répondre que par le mantra de la pensée unique, celui du « Marché », par lequel ils ont été eux-mêmes formatés et vers lequel on s’adresse volontiers quand on a perdu sa propre capacité de penser un meilleur avenir pour les communautés que l’on prétend diriger. Des questions qui nécessiteraient surtout des réponses de bon sens, celui qu’avaient et qu’ont toujours certain(es)s paysan(nes)s, celles et ceux qui se battent encore pour un monde vivant, cultivé et cultivable, vivable avant tout par/pour tous, et pas seulement pour pouvoir planter des euros dans des paradis fiscaux.

      • Bonjour Rahlf.

        Vous avez tout à fait raison, j’adhère totalement à votre commentaire, du bon sens oui que du bon sens et malheureusement nous n’en serions pas là.

  2. Ze poète :

    Sauvons déjà notre France, c’est peut-être plus accessible qu’une UE lointaine où une armée d’oligarques méprisants, de petits technocrates grassement payés et non élus, barricadés dans leur tour, leur défense d’ y voir, décident entre eux, sans nous consulter, de notre présent et de notre à venir !

    Quand au rêve rural de notre bon roi, Macron 1er, il s’agit de vider les campagnes de son vivant, de ses petits paysans, pour permettre à quelques lobbies spéculatifs de rentabiliser, sans témoins ni critiques, de façon chimique, industrielle et robotisée, le sol, le minéral, le végétal, l’animal, comme les humains, marchandise à produire, naissant enfermé dans des usines sans avoir vu la lumière du jour ni un brin d’herbe folle!

    En fait, on se rend compte, et surtout depuis le COVID, qu’un seul individu peut imposer au peuple, SANS SON CONSENTEMENT, tous ses désirs, même les plus fous, les plus incohérents, les plus injustes, comme le confinement, le vaccin à l’essai, la hausse arbitraire des prix, le blocage des salaires, l’allongement de la durée de travail… et que ce peuple n’a AUCUN CONTRE-POUVOIR pour le défendre, que leurs parlementaires ne représentent plus sa volonté majoritaire .

    Il est URGENT que tous les partis politiques, réellement démocrates, se manifestent en masse dans la rue pour soutenir, défendre notre démocratie. Demain, il sera déjà trop tard ! Le dire c’est bien, le faire c’est mieux !

  3. Selon Christophe Vandenberghe, ingénieur de recherche à Gembloux Agro-Bio Tech Uliège. « L’azote est un élément qui permet de constituer des protéines et dans notre alimentation, on y est très attentif. Nous devons donc avoir de l’azote pour que nos cultures puissent apporter les protéines pour l’alimentation. Il y a soit de l’azote de synthèse, de l’engrais chimique. Ou alors de l’engrais de ferme qui est produit sous forme de lisier ou de fumier. » Il omet de dire qu’il y d’autres façons, plus efficaces et non polluantes d’enrichir les sols en azote. Mais elles ne font pas partie de l’agro-industrie.
    Étant responsable de 25% des émissions de gaz à effet de serre, le monde rural doit « inventer un nouveau modèle de la ruralité, à la fois vertueux sur le plan environnemental mais juste et inclusif pour les habitants tout en restant respectueux de leur identité », pour la survie de la planète et sa propre survie. Et la percée du BBB pourrait être l’instrument de cette évolution, car manifestement, il n’y a rien à attendre de cohérent des partis jusqu’ici au pouvoir.
    Un peu partout dans le monde (même au Brésil), des paysans se convertissent à l’agroécologie avec des résultats très encourageants: les rendements sont souvent inférieurs en quantité, mais les produits ne sont pas gorgés d’eau et leur valeur nutritive est supérieure.
    Je suis surpris que la question de l’énergie n’aie pas été évoquée ici: étant donné le nombre de serres chauffées au Pays-Bas, ce doit être un casse-tête. Et là aussi il serait avantageux de s’informer sur ce qui se passe ailleurs, notamment en Chine.

  4. Merci pour cet excellent article sur la situation politique aux Pays Bas et l’émergence de BBB.
    Dans ce pays qui il faut le rappeler est un des plus densément peuplé au monde et est grand comme 3 fois l’ile de France, le BBB dont la leader n’est pas agricultrice, mais une communicante, surfe sur la révolte des paysans contre la politique annoncée de réduction de 50% des émissions d’Azote et a réussi à entrainer dans le vote bon nombre de péri urbains.
    Ce n’est pas la première fois au pays de Sicco Mansholt qu’une planification de la diminution du nombre de paysans et accroissement des surfaces a lieu. En effet après guerre une diminution drastique du nombre de paysans et de métayers a été planifiée, ils ont été priés de migrer dans d’autres pays et dans tous les cas d’abandonner leurs très petites exploitations, sans aide de l’Etat. Entre 1950 et 2016, six fermes sur sept ont disparu. En 1950, une ferme moyenne avait 5,7 hectares, maintenant c’est 32,4 hectares. Le nombre d’animaux par ferme a également augmenté rapidement. En 1950, un éleveur de porcs moyen avait 7 porcs, aujourd’hui il y a en moyenne 1600 porcs dans une ferme avec des porcs d’engraissement. Le nombre moyen de bovins par exploitation bovine est passé de 13 à près de 160 animaux. La population des agriculteurs est vieillissante et ce qui semble difficile actuellement c’est de faire reprendre leur exploitation par leurs enfants, avec une diminution de cheptel qui les rendraient beaucoup moins rentables. Les agriculteurs ont demandé à rester sur leurs exploitations, même s’ils vendent une partie de leurs terres, ce n’est pas le projet du gouvernement qui veut libérer des terres pour des projets immobiliers et industriels, et l’Etat néerlandais est plus coercitif et plus centralisateur que la France en matière d’aménagement du territoire.
    C’est cette cette perte du paysage et de l’usage de territoires ruraux toujours proches d’un centre centre urbain, offrant tous les services, tout en étant plus agréables à vivre que les grandes conurbations hollandaises, qui pose problème.
    Les personnes vivant sur ces territoires vont perdre ce bénéfice si le nombre d’exploitations diminue. Ce sont en effet les urbains fortunés qui depuis des années rachètent des fermes avec du terrain autour pour les transformer en grandes villas avec grands jardins, la population moins fortunée voit se créer de nouveaux quartiers d’habitation extensifs sans âme là où paissaient les vaches, et il n’est pas étonnant que ce ne soit pas les seuls agriculteurs qui aient voté pour le BBB.
    Mais Si on traverse les Pays Bas pour aller à Groningue dans le nord, un jeudi, jour d’épandage, on observe depuis les années 90 une odeur de lisier de porc du Limbourg jusqu’à Groningue, les lacs et les canaux ont été empoisonnés par les nitrates à partir des années 70 comme dans de nombreuses régions de France. Le BBB et les paysans ont évité, pendant la campagne, de reconnaitre cette pollution due à l’agriculture intensive, et n’avancent guère de propositions pour résoudre cette question, sauf un arrêt de la croissance de la population, et notamment de toute immigration pour ce faire.

    • Bonjour Madame RIENMEYER.

      Là aussi, vous avez tout à fait raison, mais que font nos gouvernants et nos politiques, ne sentent ‘ils pas cette odeur de lisier, ne voient ‘ils pas depuis de nombreuses années les effets de cette catastrophique pollution, pourquoi attend t’on d’être au pied du mur pour agir, il y a t’il eu anticipation, i l y a t’il eu une planification pour abandonner progressivement ce modèle agricole ?

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