Jacques Delors : « Après les pompiers, l’Europe attend les architectes »

LE FIGARO.- Dans quel état se trouve l’Europe ?

Jacques DELORS.- La construction européenne est dans une situation qu’elle a déjà connue, parce que cela n’a jamais été un long fleuve tranquille. La nouveauté, c’est que cette crise est de dimension mondiale. Elle intéresse les experts et les opinions du monde entier parce que l’euro représente 27 % des réserves mondiales des banques centrales.

Ce n’est donc pas, pour vous, la plus grave crise qu’ait connue l’Europe ?

Non. Citons, sans les hiérarchiser, le rejet de la Communauté Européenne de Défense, la politique de la chaise vide du Général De Gaulle en 1965-66, le « I want my money back » de Mme Thatcher, ou bien encore la crise des changes des années 1992/93. Les progrès de l’intégration et l’existence d’un symbole tel que l’euro amplifient l’enjeu. Rappelons que l’euro a rencontré dès le début des oppositions au sein de l’Europe – le chancelier Kohl a dû convaincre une opinion allemande réticente lors de l’abandon du Deutsche Mark – et que, dans les milieux anglo-saxons, on a toujours émis des réserves quant à la possibilité de réussir cette entreprise…

Le pire de la crise actuelle est donc passé ?

Disons que les pompiers ont agi et que l’on attend les architectes au niveau de l’UE et au niveau du G20. Les pompiers ont agi avec un retard, en partie imputable aux autorités allemandes, qui a aggravé la crise, alourdi le montant de la facture et nourri l’euroscepticisme.

Pourquoi en est-on arrivé là ?

L’Union économique et monétaire (UEM) souffre d’un vice de construction qui ne correspond pas à l’esprit du rapport dit « Delors » de 1989, lequel préconisait un équilibre entre la politique monétaire et la politique économique. L’absence de coordination des politiques économiques nationales explique la responsabilité du Conseil de l’Euro-groupe, qui n’a rien vu venir, ni l’augmentation des déficits publics ni l’extraordinaire endettement privé, notamment en Espagne. Quand la crise grecque a éclaté, il était inutile de remettre en cause la clause du « no-bail out », puisqu’il n’y avait pas d’obligation légale de venir au secours d’un pays, qui en plus avait fait des bêtises. Mais il fallait expliquer à nos partenaires que le Conseil de l’euro-groupe n’avait pas été vigilant et qu’il devait en conséquence assumer ses responsabilités.

Ne fallait-il pas restructurer la dette grecque pour circonscrire le problème et étaler dans le temps l’ajustement nécessaire ?

J’aurais été partisan que les 2 à 3% de PIB de déficit supplémentaire nés de la réponse à la crise financière dans chaque pays soient transférés à une Caisse européenne d’amortissement avec l’objectif d’un échéancier allongé et sur la base d’un financement sain. Ainsi, les pays auraient pu faire des plans d’ajustements moins sévères et mieux préserver les dépenses d’avenir et la croissance. C’est une autre façon de restructurer la dette, en le faisant pour tout le monde.

Comment contrôler le pouvoir des marchés ?

Il y a un paradoxe. L’endettement des Etats s’est accru de façon spectaculaire parce qu’ils sont venus au secours des banques et du système financier. Et c’est ce même système financier qui, maintenant, pointe le doigt sur les déficits excessifs tout en s’inquiétant de l’effet de la rigueur nécessaire sur la croissance et l’emploi. Les gouvernements sont condamnés quoi qu’ils fassent. Il ne s’agit ni d’être sous la soumission frileuse des marchés ni de les ignorer mais de mettre en place un minimum de régulation financière pour répondre à la cause de la crise : tout pouvoir sans limite conduit à des excès et à des crises systémiques. Il faut un minimum de règles pour sauvegarder la libre initiative. C’est techniquement délicat : faut-il distinguer, et comment, les activités de clientèle et les opérations des marchés, plus spéculatives ? Ce sera très difficile d’obtenir un accord au niveau de la zone euro d’abord, puis au niveau européen et mondial ensuite. Mais c’est vital pour que l’Europe demeure une référence quand on traite des moyens d’une gouvernance mondiale. L’Europe doit donc adopter ses propres règles, même en l’absence d’un accord international.

Sous l’impulsion de la crise, peut-on relancer la construction européenne ?

La construction européenne progresse parfois par de petites ouvertures. L’idée qui consiste à obliger les pays à communiquer à leurs partenaires leurs projets de budget va peut-être amener une discussion franche et utile sur les politiques économiques nationales. Ce débat doit être d’abord mené au sein de l’UEM. Les Seize ont pris plus d’engagement que les autres, puisqu’ils sont liés par une monnaie commune. D’autre part doit s’instaurer une discussion entre les Vingt-sept de l’Union européenne. Mais ce n’est pas le même contrat de base à vingt-sept.

Mme Merkel insiste pour que cela soit fait au niveau des Vingt-sept.

C’est une nouvelle donne de la politique allemande. Mme Merkel refuse la notion de coopération renforcée. Vouloir tout faire à vingt-sept, c’est ignorer la différence qualitative entre l’UEM et l’UE.

Certains rétorquent qu’une politique économique n’est possible que dans le cadre d’une Europe fédérale.

L’option fédérale a été écartée par les pays membres. Nous avons ce que j’appelle une Fédération d’Etats-nations, avec des transferts partiels de souveraineté, des règles communes et même un arbitre. Cela ne peut fonctionner qu’avec un esprit authentique de coopération. C’est pourquoi j’ai proposé, il y a quinze ans, un pacte de coordination des politiques économiques à côté du pacte de stabilité. Ce qui entrainerait davantage de vigilance, des convergences positives et des rapprochements des législations fiscales.

Pour l’Allemagne, cette coopération, la « gouvernance économique », semble se réduire à équilibrer les comptes…

La « gouvernance » est un terme à la mode qui ne veut plus rien dire. Le « gouvernement économique » est une idée française que je n’ai jamais reprise à mon compte parce qu’elle n’est pas compréhensible par les Allemands. Ils y voient une politisation de la BCE. La coordination, elle, est nécessaire et possible. Elle peut commencer avec l’examen préalable des projets de budgets dans le contexte des politiques macro-économiques nationales.

Mais l’orthodoxie budgétaire allemande ne risque-telle pas d’étouffer la reprise ?

C’est une question que doit se poser le Conseil de l’euro-groupe. Il y a en réalité deux problèmes. D’abord le réglage économique : il faut, en effet, se demander comment l’on peut réduire les déficits publics, sans casser la dynamique -même potentielle- de croissance. Et puis, il y a la répartition des efforts. Il est facile d’accuser tel ou tel autre pays d’en faire trop ou pas assez. Que les seize en discutent sérieusement sur la base d’un rapport de la Commission, dont c’est la mission.

Entre Paris et Berlin, c’est un sujet qui alimente la mésentente. Cela vous préoccupe-t-il ?

La brouille est sérieuse et je ne dirai rien qui puisse l’alimenter. Je soutiens sans réserve l’appel de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt en faveur d’une meilleure entente franco-allemande. Vous savez, de 1985 à 1994, j’en ai connu des problèmes entre Français et Allemands… Les accusations, d’un côté, concernant le « Sonderveg » allemand (le particularisme allemand) et, de l’autre côté, la moquerie sur la « Grande France » font beaucoup de dégâts. Cela doit être surveillé comme l’huile sur le feu. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Et c’est l’Europe qui trinque. Je m’inquiète en particulier de la virulence de la presse. Tout le monde doit s’y mettre et retrouver l’esprit du traité de l’Elysée. Il ne prévoit pas que des décisions importantes soient prises sans consultation entre les deux pays !

Comment régissez-vous au compromis d’hier

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du couple franco-allemand que les deux chefs tentent d’arrêter ou de masquer la montée des discordances. En tant qu’européen, j’accueille toujours les bonnes nouvelles. Mais les enseignements du passé font que je demeure prudent. Et surtout plus que jamais partisan d’un travail de fond entre nos deux pays grâce à un dialogue franc à tous les niveaux de nos sociétés.

N’est-ce pas le prix d’une gestion intergouvernementale de l’Europe ?

Oui. Nous assistons à une désagrégation institutionnelle. On détruit la méthode communautaire, sans avoir trouvé un autre système. Pourtant, chaque fois que l’Europe a avancé, cela s’est fait grâce à cette méthode. Proposer comme alternative un gouvernement économique de l’UE signifie que 27 dirigeants vont se réunir tous les mois pour décider de tout. Ce serait l’ONU dans ses mauvais jours. Le ‘comment faire’ est aussi important que le ‘que faire’.

On vous rétorquera que la Commission n’a pas de légitimité démocratique.

On ne demande pas à la Commission de décider. Elle est au service des gouvernements. Elle doit dégager l’intérêt européen, faire des propositions et mettre de l’huile dans les rouages. Mieux elle joue son rôle, mieux l’Union fonctionne : rapidité, transparence, efficacité. Mais les gouvernements veulent marginaliser la Commission. Résultat : le système ne marche plus du tout. Tirons la leçon de Copenhague ! Alors qu’à l’OMC un Commissaire négocie au nom de l’UE, à Copenhague, deux ou trois dirigeants se sont démenés sans que l’on entende M. Barroso ou M. Van Rompuy porter la voix de l’Europe. Lorsque la vraie négociation a commencé, l’Europe était absente. Cette méconnaissance du ’comment faire’ est d’autant plus dommage pour la France que nous avons une administration remarquable qui a beaucoup pesé depuis le début de la crise financière.

Le traité de Lisbonne n’a rien réglé ?

Puisque la méthode communautaire n’est plus tolérée par les Français, les Allemands et les Anglais, on a inventé autre chose. Le traité de Lisbonne a injecté de nouveaux personnages dans le système. La présidence stable, cela peut être utile, à condition de faire revire la méthode communautaire. Mais nommer un Haut représentant alors qu’il n’y a pas de politique étrangère commune, c’est une erreur, un effet d’annonce. Or, les annonces non suivis d’effets sont désastreux pour l’idée européenne.

On a le sentiment que les opinons ne croient plus à l’idée européenne

On idéalise le passé. L’Europe s’est construite dans une certaine indifférence des peuples. Il faut dire aussi que chaque fois qu’un gouvernement rentre d’un Conseil européen, il se proclame vainqueur. Qu’est ce que c’est qu’une famille où l’on n’est heureux que lorsque l’on a gagné contre ses frères ? Mais il ne faut se garder de tout catastrophisme si l’on veut que les opinions se mobilisent. La mondialisation a tellement choqué les esprits que les dirigeants sont tentés par un brin de nationalisme, voire un souffle de populisme. C’est contre cet état d’esprit cela qu’il faut se battre aujourd’hui.

Le Figaro, 16 juin 2010

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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2 Commentaires

  1. Oui, merci pour la transmission de cet entretien ! A la suite de Jacques Delors, « en tant qu’Européens, accueillons toujours les bonnes nouvelles » et cultivons l’esprit de « famille », non pour que les Européens se recroquevillent, mais pour qu’ils soient les dignes héritiers de celle qui leur imprima son élan tout en nous donnant son nom.

    Ce qui me surprend et doit nous encourager toujours à nouveau est que l’histoire mouvementée de l’Europe soit encore et d’abord mouvement, même face aux mauvaises nouvelles ou face à l’absence de visibilité, comme si la Phénicienne Europe enlevée, il y a trois millénaires, par une figure à la fois proche du premier navire hauturier et du premier signe de l’alphabet, tous deux nés sur le rivage de Phénicie, continuait de montrer la route : du soir (dont elle portait la signification dans son nom d’origine orientale) à l’aube qui s’inscrit dans la résonance grecque de son nom : VASTE-VUE ! Il faut donc le croire : quand les crises, le découragement, l’indifférence assaillent les Européens, l’esprit d’aventure et de communication veille discrètement, prêt à nous réveiller. Merci donc à SAUVONS L’EUROPE d’entretenir cette vigilance, cette cohérence et cette espérance !

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