Paul Valéry : « Le simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. »
Prenant appui sur le rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024 sur l’avenir de la compétitivité européenne, Ursula von der Leyen a placé la « simplification » parmi les « métapriorités » de son second mandat (2024-2029). Parmi les 170 recommandations du rapport Draghi, dont le soutien pour la transformation écologique et numérique des entreprises à travers des centaines de milliards d’investissements publics chaque année, les deux seules recommandations portant sur la simplification étaient probablement les plus faciles à mettre en œuvre et la plus populaire auprès des gouvernements. Par ailleurs, la présidente de la Commission européenne pariait peut-être sur le fait que la notion de simplification ne pouvait que faire consensus, que personne ne pouvait s’opposer à un effort de simplification au niveau européen et qu’elle pourrait surfer sur la nécessaire relance de la compétitivité européenne en réaction au Trump à la Maison-Blanche pour espérer un chèque en blanc sur son agenda de simplification. S’en prendre à la soi-disant bureaucratie européenne reste le choix de la facilité.
Un sentiment de déjà vu : l’approche quantitative de la simplification
Les recommandations du rapport Draghi sur la simplification portaient sur la réduction de 25 % des obligations de déclaration (reporting obligations) devant aller jusqu’à 50 % pour les PME, sur la nomination d’un vice-président de la Commission chargé de la simplification et sur la mise en place d' »une méthode unique et claire pour quantifier le coût du « flux » de nouvelle réglementation« . Dès février 2025, la Commission von der Leyen II annonçait un plan de simplification tous azimuts allant bien au-delà des préconisations du rapport Draghi. Elle promettait 8,6 milliards d’euros par an d’économies sur les coûts administratifs pour les entreprises et citoyens et la réduction de 25 % des charges administratives (donc pas seulement des obligations de déclaration) pour les entreprises, et de 35 % pour les PME. Des « paquets » de simplification législative appelés Omnibus (du latin ‘pour tous’, et non en référence au moyen de locomotion collective) devaient porter cet effort.
Au départ, ces propositions sentaient un peu la naphtaline vu leur similitude avec le travail du « groupe Stoiber » entre 2007 et 2014 sur la réduction des charges administratives. Ce groupe, présidé par Edmund Stoiber (ancien ministre-président de Bavière) et composé de 15 experts (représentants d’entreprises, PME, administrations, partenaires sociaux, ONG, etc.), produisit une trentaine d’avis et de rapports et des centaines de suggestions. Dans son rapport final, le groupe estima que la mise en œuvre de ces propositions avait permis une réduction de la charge administrative de 27 % (contre 25 % visés) et des économies d’environ 33,4 milliards d’euros par an pour les entreprises européennes, dont 18,8 milliards d’euros liés à la simplification de la facturation (e-invoicing), et 6,6 milliards d’euros liés à l’allégement des obligations comptables (notamment pour les micro-entreprises).
Une décennie plus tard, l’agenda de simplification de la Commission européenne n’a pas vraiment évolué dans cette approche quantitative de la simplification. D’ailleurs, elle maintient le principe “One-in, One-out” qui consiste à faire en sorte que toute nouvelle charge réglementaire ou administrative introduite pour les entreprises ou les citoyens soit compensée par la suppression ou la réduction d’une charge existante dans le même domaine. Démarche qui comporte toujours le risque de comparer des pommes et des poires. Mais surtout cette approche quantitative est pour le moins contre-intuitive puisque tout acte législatif ou réglementaire de l’Union constitue a priori une mesure de simplification, puisqu’il se fonde soit sur l’harmonisation en se substituant aux dispositions existantes dans les États membres, soit de rapprochement ou de reconnaissance mutuelle de diverses législations ou réglementations.
La simplification comme outil de détricotage du Pacte Vert
Par rapport à la période 2007-2014, l’agenda de simplification se différencie sur un point essentiel: la simplification constitue l’outil essentiel d’un détricotage du Pacte Vert. Ainsi, la décarbonation est désormais présentée comme le principal obstacle à la croissance, alors que le rapport Draghi n’a pas contesté la stratégie de décarbonation.
Illustration : dans le paquet ‘Omnibus I’ relevant du Pacte vert figurent deux directives concernant les entreprises et leurs responsabilités quant au climat. La première est entrée en vigueur en janvier 2024. Elle impose aux entreprises la production de rapports sur leur stratégie commerciale en termes de transition écologique. La seconde directive, qui n’est pas encore en vigueur, prescrit aux entreprises un devoir de vigilance pour éviter les atteintes aux droits humains, à l’environnement et au droit du travail dans leurs chaines d’approvisionnement. Avec ‘Omnibus I’, la Commission a proposé des simplifications par une directive modifiant les deux autres, tout en diminuant le nombre d’entreprises concernées.
Au Parlement européen, une coalition ad hoc du PPE et de trois partis d’extrême droite a surenchéri et fortement réduit le nombre d’entreprises soumises à ces législations. Dans le premier cas (reporting), alors qu’auparavant les entreprises de plus de 250 salariés étaient tenues de produire un rapport, le seuil est rehaussé pour ne concerner que les entreprises de plus de 1750 salariés et 450 millions d’euros de chiffre d’affaires. Dans le second cas (devoir de vigilance), le seuil est fixé à plus de 5000 salariés (au lieu de 1000) et un chiffre d’affaires annuel d’1,5 milliard d’euros (au lieu de 450 millions). Par conséquent, toutes les autres entreprises ne sont pas soumises à ces deux obligations. C’est le signal que les enjeux climatiques et sociaux peuvent désormais échapper largement aux devoirs de la plupart des entreprises européennes.
Dans ce contexte, l’opposition au détricotage du Pacte Vert par la simplification prend forme. Au niveau des groupes politiques du Parlement européen soutenant toujours le Pacte vert (S&D, Verts, GUE et une partie de RENEW) et de la société civile bien entendu. Mais même le gouvernement néerlandais – a priori ne figurant pas parmi le plus europhiles – a, dans une note sur la simplification, mise en ligne le 20 novembre, réitéré son soutien aux objectifs du Green Deal, car « en dévier coûtera énormément à la société, tant sur le plan financier qu’en termes de santé publique ».
La simplification au prix d’une réduction de la qualité législative et d’une renationalisation
La même note du gouvernement néerlandais insiste que l’omnibus sur l’environnement « doit soutenir le niveau de protection environnementale actuellement assuré par la législation existante ». Le tout en s’appuyant sur des études d’impact « approfondies » et une « large » consultation des parties prenantes ; deux points qui font justement défaut pour la plupart des Omnibus.
En effet, la Commission semble, dans une interprétation large de la simplification, s' »auto-dispenser » de l’application de ses propres règles procédurales dans le processus législatif. C’est ainsi que la Médiatrice européenne, Teresa Anjinho, a conclu le 27 novembre, au bout d’une enquête de plusieurs mois, que les lacunes procédurales observées dans l’élaboration de trois propositions législatives concernant le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD), la lutte contre le trafic de migrants et la politique agricole commune (PAC) constituent un cas de mauvaise administration. Considérant ces propositions comme urgentes, la Commission européenne avait omis d’appliquer plusieurs règles internes relatives aux analyses d’impact et aux consultations publiques, conformément au principe « Mieux légiférer ». Par exemple, pour la proposition Omnibus 1 visant à simplifier la directive CSDDD, l’institution de l’UE a réduit à moins de 24 heures – lors d’un week-end – la durée de la consultation interservices. Concernant la PAC et la proposition ‘Omnibus I‘, elle n’a pas fourni de documents prouvant qu’elle avait évalué la cohérence de ces initiatives législatives avec les objectifs climatiques de l’UE, comme l’impose la Loi climat.
Outre l’économie récurrente de véritables études d’impact et d’une consultation digne de ce nom de la société civile et des autres parties prenantes, dont les collectivités territoriales par le biais du Comité européen des régions, s’ajoute l’opacité des nouveaux instruments de la boîte à outils de la production législative: dialogues stratégiques, dialogues de mise en œuvre, reality checks et stress tests…Ces différents outils pour le « Mieux légiférer » (better regulation) ont surtout en commun d’être utilisés « très à la carte » par les Commissaires respectifs.
Dans le cadre de ses propositions sur le cadre financier pluriannuel 2028-2034, la Commission européenne, c’est la mise en place d’un fonds mastodontesque fourre-tout de 772 milliards d’euros regroupant politique agricole, politique de cohésion, politiques migratoire et de contrôle des frontières et prenant appui sur des « plans de partenariat nationaux et régionaux » développés sous la responsabilité des capitales (et non plus en partenariat avec les régions ou les départements comme c’était le cas pour la politique de cohésion 2021-2027) qui permet à la Commission d’avancer ses pions de simplification.
En effet, sous prétexte de simplification, à savoir de n’avoir plus que 27 plans à gérer plutôt que plus de 400 plans développés avec les régions, Ursula von der Leyen regroupe dans le fonds-mastodonte toutes les politiques à problèmes : le soutien aux agriculteurs, la lutte contre les disparités régionales, le chômage, la politique du logement… La Commission se déleste ainsi de nombre de tracas tout en laissant le soin aux Etats-membres de mettre en place des structures de coordination au niveau national, probablement pilotées par les ministères des finances, dont on connaît l’appétit structurel pour des notions comme la participation ou la décentralisation. Une vraie-fausse simplification en somme, synonyme de nouvelles lourdeurs administratives et de surcoûts budgétaires au niveau national.
Les incertitudes créées par l’agenda de simplification
Quelques mois après le lancement de l’agenda de simplification, les masques tombent: la simplification version von der Leyen II est bien une dérégulation qui au départ ne disait pas son nom. Confirmation tardive par la présidente von der Leyen le 1er octobre 2025 à l’occasion du sommet de Copenhague sur la compétitivité : « (…) lorsque nous examinons la simplification, nous convenons tous que (…) nous avons besoin de dérégulation« .
Cet aveu passe mal au sein même de la Commission européenne. Ainsi, début décembre, Teresa Ribera, vice-présidente exécutive de la Commission européenne et numéro 2 de la Commission, déclare lors d’un événement organisé par le groupe de réflexion Bruegel que « la dérégulation élimine les garanties, elle impose des coûts aux citoyens et aux contribuables, crée de l’incertitude et décourage les investissement. (…) C’est une sorte d’approche trumpiste contre la stabilité, la fiabilité et la prévisibilité. Cela affaiblit nos normes. Elle réduit la crédibilité du marché unique, accroît les inégalités et les distorsions. »
Dans un contexte international où la méthode Trump des « deals » consiste à extorquer des arrangements commerciaux extra-parlementaires, il est en effet légitime de s’interroger si l’enjeu de la simplification en vaut vraiment la chandelle et si la compétitivité européenne n’est pas plus menacée par une instabilité réglementaire que par le prétendu de déficit de compétitivité de 8,6 milliards d’euros qui serait dû à la complexité bureaucratique de la législation et des normes européennes.
L’interrogation est similaire dans le monde des consultances et du lobbying bruxellois, où l’on se réjouit certes d’une augmentation du chiffre d’affaires, mais où force est de constater que la simplification est tout sauf simple. « Des abrogations mal rédigées sont source d’incertitude pour les entreprises qui voient la Commission von der Leyen II détruire ce que la Commission von der Leyen I a accompli (…). Les investisseurs en Europe ont besoin de sécurité juridique pour planifier l’avenir, et cette situation est beaucoup trop complexe à suivre. »
En se concentrant sur le seul aspect de la simplification réglementaire au niveau européen, un autre danger pointe : celui de perdre de vue que le frein majeur à la compétitivité des entreprises reste la fragmentation du marché unique, résultat d’une complexité administrative produite au niveau national et non au niveau européen. C’est ainsi que parmi les « dix terribles » (the terrible ten) obstacles au marché unique figurent des questions aussi concrètes que Démarches administratives lourdes et divergentes entre États membres pour la création d’entreprises, la reconnaissance limitée des qualifications professionnelles, les délais excessifs dans l’élaboration des normes communes ou des règles fragmentées en matière d’emballage, d’étiquetage et de déchets. Plus de marché intérieur, moins de « simplifiction », semble être la recette plus prometteuse pour la relance de la compétitivité européenne.


