Delors: « Les peuples qui n’ont pas de mémoire n’ont pas d’avenir »

Jacques Delors © DNA

– Comment va l’Europe ?

En dépit de beaucoup de difficultés, l’Union européenne a pris les bonnes décisions face à la crise financière : porter secours à la Grèce et lui donner les moyens de faire face ; créer un fonds de stabilisation qui offre une garantie vis-à-vis des marchés et enfin faire en sorte que la Banque centrale européenne prenne en pension des titres de la dette publique des pays européens pour aider au bon fonctionnement du marché monétaire. Comme disait Jean Monnet, l’Europe progresse à travers les crises.

– Pensez-vous que l’Europe est réellement sortie de la crise ?

L’Europe a très bien joué les pompiers, maintenant il faut donner l’initiative aux architectes. Le Conseil européen a confié la mission à Herman Van Rompuy, son président permanent, de diriger une task force chargée de faire des propositions pour une meilleure surveillance économique et financière de l’Union. Dans le rapport Delors (1989) sur l’UEM, l’accent était mis sur l’indispensable équilibre entre la dimension monétaire et la dimension économique. En fait, je plaide pour une coordination des politiques économiques des Etats membres. Affirmer que l’Union économique et monétaire peut vivre dans l’intérêt de tous est la priorité. L’union économique n’est pas aussi équilibrée que je l’aurais souhaité, même si le bilan des dix premières années, 1999-2009, est bon en termes de stabilité, de croissance économique et de création d’emplois. Il faut conforter ce modèle.

– Comment restaurer une harmonie entre les dirigeants européens, alors que les chefs d’Etat et la Commission ont des relations tendues, comme l’a montré la récente altercation entre Nicolas Sarkozy et la Commission européenne au sujet des Roms ?

L’ambiance générale a changé pour deux raisons essentielles. La globalisation effraie les citoyens européens. Les Etats membres, au lieu de tirer de l’instabilité contemporaine des arguments pour plus de cohérence et de solidarité, font au contraire preuve davantage de nationalisme, voire de populisme. Cette attitude éloigne encore un peu plus les opinions publiques du projet européen.

La deuxième raison est l’individualisme exacerbé qui caractérise notre époque, notamment dans les pays riches, et qui fait passer au second plan les valeurs et les aventures collectives. Si cette analyse est juste, cela met en péril les démocraties nationales autant que l’Europe.

– L’Europe peut-elle faire entendre une seule voix sur la scène internationale ?

J’ai été marqué par l’échec des Européens à Copenhague, alors que le programme de la Commission européenne pour l’environnement était le meilleur sur la table. Lorsque l’Europe se laisse aller à la division, et à la vanité de certains de ses dirigeants, elle n’obtient rien. Chacun a voulu se faire valoir. Le résultat est que les compromis définitifs se sont faits sans nous. Il faut en tirer les conséquences. C’est une affaire de comportement politique.

L’objectif d’une politique étrangère commune était hors d’atteinte au moment du traité de Maastricht, et le demeure aujourd’hui. En revanche, nous pouvons faire des progrès sur des points concrets. Avec le président du Parlement européen, nous avons proposé une politique commune de l’énergie qui nous permettrait d’assurer la sécurité de nos approvisionnements et de développer des énergies nouvelles de manière plus rapide et moins coûteuse.

Cette coopération en matière énergétique aurait un avantage sur le plan extérieur : éviter que chacun aille faire sa cour à M. Poutine et permettre que l’Union européenne se présente de manière cohérente et ferme dans sa négociation avec tous les producteurs de gaz ou de pétrole. C’est à notre portée. Je ne cultive aucune utopie. Pour l’Europe, il faut des propositions pragmatiques et des pas concrets en avant.

– Êtes-vous inquiet pour le couple franco-allemand ?

Depuis plus de cinquante ans, je suis soucieux des relations entre l’Allemagne et la France. Il y a eu des périodes de convergences, de succès dus à l’entente franco-allemande et d’autres périodes où la relation franco-allemande était plus problématique, comme c’est le cas actuellement.
Nous devons trouver des voies communes entre Français et Allemands pour faire avancer l’Europe. C’est un élément important pour ceux qui sont comme moi fidèles à l’origine de l’Europe, c’est-à-dire à l’appel de Robert Schuman en 1950 : la réconciliation, la paix, la compréhension mutuelle et les actions communes.

– Qu’est-ce qui fragilise aujourd’hui la relation franco-allemande ?

La mémoire des tragédies passées, qui a pendant longtemps marqué les dirigeants français et allemands, me paraît avoir aujourd’hui disparu, à la fois chez les dirigeants et dans les opinions éclairées des peuples.Nous devons retrouver un dialogue : faire état des reproches que nous nous adressons mutuellement tout en essayant dans le même temps d’apporter une contribution commune à l’avancée de l’Europe. Cette contribution ne doit bien sûr pas être unique. Lorsque j’étais président de la Commission, l’entente franco-allemande était importante mais nous n’aurions rien fait sans le concours des pays du Bénélux, de l’Italie, de l’Espagne et les autres.

Le dialogue doit être renoué à tous les niveaux, pas uniquement entre les dirigeants politiques mais aussi entre les opinions publiques, les patronats, les syndicats, entre étudiants, entre enseignants. Il faut multiplier les contacts pour éviter, dans le contexte actuel, que ces deux pays s’éloignent l’un de l’autre dans une incompréhension croissante.

– En France, on reproche à l’Allemagne son orthodoxie économique et budgétaire…

C’est un mauvais procès. Nous ne pouvons pas demander aux Allemands, dont l’économie va plutôt bien, de faire autant de bêtises que les autres pour construire l’Europe !

Cependant ce point doit être à l’ordre du jour des discussions pour savoir si les autorités allemandes prennent en considération les solidarités qui les lient aux autres pays. Je pense que s’ils veulent faire l’Europe ils doivent être plus ouverts aux autres, plus constructifs dans leurs propositions et accepter, à côté du Pacte de stabilité, un pacte de coordination des politiques économiques nationales, ce qui permettrait à tous de réaliser une croissance économique plus durable et fortement créatrice d’emplois

Article paru dans les dernières nouvelles d’Alsace, dans l’édition du Samedi 2 Octobre 2010

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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3 Commentaires

  1. Merci pour la diffusion de cet entretien déjà lu dans les D.N.A. Oui, poursuivons la construction de la paix, dans le sillage de celle qui nous a donné son nom, le personnage d’EUROPE lui-même. Contre l’individualisme et l’indifférence, il n’y a que la VASTE-VUE contenue dans cette appellation pour nous porter ensemble.

    Contre les risques d’incompréhension, EUROPE incarne même depuis trois millénaires les moyens de contact et de démocratie révolutionnaires originaires de sa Phénicie natale : les techniques nautiques et l’art alphabétique. Revenons aux sources et au b.a.-ba pour bâtir une Europe médiatique, harmonieuse et multipolaire, avec son exécutif à Bruxelles, son judiciaire à Luxembourg et son législatif à Strasbourg.

  2. Merci à Monsieur Delors d’utiliser un langage compréhensible au commun des mortels.
    Merci aussi de donner du sens à une Europe des citoyens et pas seulement à une Europe des personnages politiques.
    On a besoin de ces explications, de ce rappel de l’histoire, pour continuer à Y croire et à y oeuvrer.

  3. Que pense jacques Delors de la création d’un trésor public Européen ?
    Une incontournable possibilité pour juguler la dette et donner de l’espoir comme cette intervention de Jacques DELORS.???
    Mise à plat des 37 régimes de retraite et négociations sont la seule issue pour avancer vers l’équité et la justice.

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