Bruxelles : label au poids dément ? Ce que « bruxeller » pourrait signifier

Lorsqu’en 1962 Jacques Brel écrivit les paroles d’une chanson dédiée à sa ville natale, il ne pouvait imaginer l’importance que Bruxelles allait symboliser dans l’univers quotidien des Européens.Aussi, le néologisme « bruxeller » que Brel conçut à l’époque pourrait-il être considéré aujourd’hui comme prémonitoire d’une destinée emblématique pour le nom à la racine de l’invention.

Bruxelles, condamnée à « l’à peine capitale » d’un pays aux clivages intra-nationaux bien connus, s’est en effet progressivement imposée comme LA référence terminologique du pouvoir dans l’UE. Ainsi, dans les commentaires que suscitent les articles de « Sauvons l’Europe », il n’est pas rare de rencontrer des mentions du genre « une politique dictée depuis Bruxelles ». Mais, au fond, que recouvre plus précisément cette appellation ? La « nébulosité » – sans allusion perverse au climat régnant parfois sur cette ville si attachante – qui entoure un tel label mérite en effet quelques clarifications.

Spontanément – sinon légitimement – le regard se porte en priorité sur la Commission européenne, à qui le confort d’une critique souvent superficielle a beau jeu de faire porter le chapeau, du « melon » de la City au béret du Pays basque. De « commissaire » à « émissaire », comme il est commode de charger le bouc ! Certes, la Commission est investie de nombreuses compétences de gestion, voire d’impulsion dans la mesure où un pouvoir d’initiative lui est reconnu de longue date par les Traités européens. Mais, sur ce dernier terrain, les textes ne doivent pas faire illusion. La réalité vécue montre que, de plus en plus, elle est appelée à répondre à des invitations à agir émanant d’autres institutions, parmi lesquelles le Conseil européen, réuni périodiquement – à Bruxelles précisément – au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement, est loin d’être en reste.

Or, une vue réductrice – voire « réductionniste », comme on dit « négationniste » – braquée exclusivement sur la Commission néglige l’autre face de la réalité du « Janus européen » : le poids qui s’attache à l’implication directe des représentants des Etats membres dans le processus de décision bruxellois. Au-dessous de la partie émergée de l’iceberg symbolisée par les réunions formelles des ministres, figure un immense bloc constitué par les travaux préparatoires quotidiens de multiples (on en dénombrerait 150) comités et groupes de travail : sous l’autorité du Comité des représentants permanents des gouvernements des Etats membres de l’UE (au niveau d’ambassadeurs de haut vol spécifiquement accrédités à cet effet), ces instances techniques, en plus de la présence – et, dans certains cas, de la présidence – d’homologues de la Commission, réunissent des experts nationaux soit détachés temporairement à Bruxelles par leurs ministères, soit appelés à s’y rendre ponctuellement, à partir de leurs capitales respectives, en fonction des sujets abordés. Le « Thalys », qui achemine les voyageurs de Paris à Bruxelles en moins d’une heure trente, est devenu un vecteur hautement symbolique de ces allers et retours. En conséquence, si « bruxellulite » il y a pour caricaturer une certaine surcharge pondérale, ne négligeons pas pour autant de rendre à César ce qui lui appartient… Ajoutons qu’au demeurant il n’est pas rare qu’au cours de réunions de niveau infra-ministériel les représentants nationaux réservent leurs positions sur un sujet délicat en discussion, dans l’attente d’orientations, voire d’instructions, précises recueillies auprès de leurs capitales.

A cette réalité à forte connotation nationale il convient d’ajouter la présence du Parlement européen. Si une savante ventilation des sessions plénières entre Strasbourg et Bruxelles est censée préserver un certain équilibre entre diverses susceptibilités, un examen en profondeur du travail parlementaire montre l’importance du rôle des commissions spécialisées de l’assemblée entre lesquelles se répartissent les députés européens. Or, ces commissions ont pris l’habitude de se réunir à Bruxelles – et ceci, entre autres, pour une raison tout à fait pratique : la commodité qu’offre la proximité des autres institutions – Conseil et Commission européenne – ayant elles-mêmes leur siège à Bruxelles. Une telle proximité favorise en effet le dialogue, notamment sous forme d’auditions, avec les fonctionnaires de ces institutions.

Par ailleurs, il convient de ne pas négliger qu’au fil des ans Bruxelles – une des rares capitales européennes qui ne se soit pas bâtie autour d’un fleuve – s’est trouvée de plus en plus irriguée par les eaux souterraines du lobbying. Ces groupes d’intérêts (entreprises, antennes de régions, etc.) ont pris leur part dans la conjugaison du verbe « bruxeller »… une manière, pour certains observateurs, de considérer que celui-ci se décline aussi à l’imparfait.

 

Gerard Vernier

  

     Gérard Vernier, ancien fonctionnaire à la Commission, enseignant à l’Université Libre de Bruxelles

 

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

Soutenez notre action !

Sauvons l'Europe doit son indépendance éditoriale à un site Internet sans publicité et grâce à l’implication de ses rédacteurs bénévoles. Cette liberté a un coût, notamment pour les frais de gestion du site. En parallèle d’une adhésion à notre association, il est possible d’effectuer un don. Chaque euro compte pour défendre une vision europrogressiste !

Articles du même auteur

11 Commentaires

  1. Magnifique rappel de l’énorme implication des pays dans les décisions prises au niveau européen, soit par les représentants des gouvernements (La France a une équipe de 300 personnes à Bxls pour la représenter dans tous ces travaux préparatoires), soit par les élus du Parlement: les décisions de « Bruxelles » ont donc été avalisées à deux niveaux au moins par nos représentants. On ne le dit pas assez.

  2. C’est magnifique de parvenir à faire une sorte d’examen dans lequel la plupart des véritables problèmes de l’UE ne sont pas mentionnés.
    N’est pas mentionné le fait que l’UE s’est faite en mentant ou en méprisant les populations (voir de quelle façon avaient été pris en compte les ultimes référendums organisés pour que les populations puissent s’exprimer).
    L’auteur dit un mot du parlement, mais il oublie de dire qu’en réalité, cette instance ne fait que de la figuration. 700 eurodéputés percevant des salaires mirifiques, mais dont les pouvoirs de décisions ou d’initiatives sont quasi nuls.
    Il parle bien du Conseil européen, en oubliant commodément de dire que les chefs d’État ou de gouvernement qui y siègent, jouissent d’une cote de popularité très incertaine et qu’ils sont, eux aussi, au service d’une oligarchie ou ballotés par les pressions de la finance, des banques et des multinationales qui sont perpétuellement les grandes et uniques bénéficiaires de leurs politiques.
    Quant à la commission, si elle jouit d’une telle déférence, c’est pour la bonne raison qu’elle est à l’origine de la quasi-totalité des décisions, au mépris ou en connivence avec les autres instances de l’organisation.
    Enfin, n’oublions pas les traités qui ont l’avantage de figer définitivement une orientation ultralibérale de la « politique » européenne, mais qu’on n’hésite pas à piétiner, le cas échéant, alors même que ce sont les mêmes qui en sont les auteurs…
    Et pour finir, qu’attendre d’une organisation qui n’a aucune vision politique, se contente de « gérer » à partir de chiffres et statistiques, n’a qu’une seule et unique préoccupation : favoriser le business et dont les résultats au fil des décennies, auraient dû conduire à de nombreuses reprises à constater un cuisant échec ?
    À moins que, suscitant l’anathème commode de « complotisme », on admette que l’objectif essentiel est seulement d’asservir les nations des pays européens à la tutelle d’un empire atlantique, explication qui correspond en tout point au projet en cours de futur « Grand marché transatlantique » et qui a au moins le mérite d’être en conformité totale avec les résultats obtenus par cette organisation…

    • Pfouh… Complotisme? Certes. Si on dit que les chefs d’état et de gouvernement des 28 pays européens, les membres de la Commission qui sont désignés par les gouvernements et sont d’ancien ministres, les membres élus du Parlement européen, les centaines de fonctionnaires européens et nationaux qui font tourner la machine sont tous au service de l’asservissement des peuples, oui on doit pouvoir appeler ça du complotisme.

      • Vous avez raison. Tous ces braves gens œuvrent en permanence pour le bien des populations.
        Et l’on n’aura plus qu’à se féliciter lorsqu’ils auront ratifié l’accord de « libre-échange » ou autorisé les cultures d’OGM en plein champs ou encore validé les exploitations de gaz de schistes et j’en passe…

        • (@ Ruoma) Décidément, vos propos – qui ne sont pas des arguments – sont consternants. Passons sur votre méconnaissance de l’UE, que vous essayez de masquer sous un vernis démagogique. Revenons simplement à la pratique des référendums.
          Un référendum doit porter sur des questions simples, du genre: « approuvez-vous l’autodétermination de l’Algérie ? » ou « êtes-vous en faveur de la réduction du mandat présidentiel à cinq ans ? » Mais organiser une consultation portant sur un texte aussi complexe et touffu que celui du « Traité constitutionnel », que l’électeur est censé avoir lu, c’est se foutre du peuple. Il faut avoir le courage de le dire. Mais il est vrai que la notion de « peuple » doit vous être assez étrangère… J’irais même jusqu’à penser que le fait d’avoir vécu plusieurs années dans une cité HLM doit me donner une longueur d’avance sur ce terrain.
          Gérard Vernier

          • Difficile de vous répondre sans provoquer la polémique…
            Aussi, je préfère m’abstenir et vous laisser vos convictions. Cordialement.

      • Ils sont surtout tous super bien payés pour satisfaire le monde enchanté des places boursières. Monsieur Barroso, par exemple a lâché son poste de Premier Ministre au Portugal pour se lancer dans la direction de la Commission Européenne. Pourquoi à votre avis ? Parce que c’était sa carrière avant tout, et s’il avait été choisi par les dirigeants de pays de l’époque, c’est parce qu’on le savait disponible, et malléable à souhait, et de toute confiance, puisqu’il appartenait au parti libéral PSD bien ancré à droite ici. Lui qui avait en 2003, prêté sa base militaire des « Lages » aux Açores pour les accords avec les Etats-Unis afin de servir de relais pour attaquer l’Irak…vous savez les « armes de destruction massive  » Ouais!
        Moi j’étais à Lisbonne avec des milliers de gens à défiler pour l’arrêt de ces projets.

  3. Je suis heureux de retrouver les commentaires pertinents de Ruoma!
    Cette analyse transcendante, ces opinions frappées au coin du bistrot, quel bonheur!

  4. Ruoma exagère peut-être un peu, mais il sent bien , comme moi et comme beaucoup de gens sensés, que ce traité trans-altlantique n’est pas projeté et mis en avant pour des raisons de philanthropie, ou pour l’amour des employés et ouvriers des nations européennes. Il est clair que l’on veut chaque jour un peu plus, faire tomber les barrières qui entravent le droit au lucre facile et rapide. Dans le monde de l’entreprise (surtout des grandes et trés grandes) il s’agit d’augmenter toujours et toujours le chiffre d’affaires, on rêve de points de croissance à deux chiffres… on veut satisfaire les investisseurs et autres actionnaires… et si les préocupations sociales les en empêchent, c’est à cause des syndicats, des fainéants de travailleurs, bref, « la Corée du Nord ».

  5. Eh bien, article incomplet, commentaires méprisants, le débat avance … ou recule on ne sais plus.
    Continuez comme ça, et vous n’allez pas sauver l’Europe mais l’enterrer !
    Au final, c’est peut-être mieux, qui sait.

    • Intéressant de relever une réaction trois mois après la parution de l’article.
      Et qu’il est commode de pontifier avec des remarques générales sans apporter le moindre argument !
      Cela dit, je vous rejoins sur un point: dans le souci de ne pas encombrer un support exigeant une certaine concision, cet article n’était en effet qu’une esquisse destinée à sensibiliser les lecteurs potentiels à un préjugé parmi les plus typiques des idées reçues sur l’Union européenne. Des développements plus substantiels sur le sujet sont à l’étude en vue d’une publication plus « scientifique ». N’hésitez donc pas à faire part de suggestions susceptibles d’alimenter, même de manière critique, cette réflexion. Cordialement.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

A lire également