Accord Merkel-Macron : charité bien ordonnée commence par l’Europe

Quasiment 70 ans jour pour jour après la déclaration Schuman, qui fit de l’intégration européenne la matrice de la stabilité de notre continent, voilà que cette intégration semble connaître une formidable accélération.

Pourtant, le 5 mai dernier, la Cour constitutionnelle allemande semblait enterrer la politique du Whatever it takes (cela coûtera ce que cela coûtera) de la Banque Centrale Européenne. Pour y parvenir, la Cour remettait en cause la suprématie du juge européen sur ses pairs nationaux, c’est-à-dire la possibilité pour l’UE de régler ses litiges de manière cohérente et pacifique en acceptant une même règle appliquée partout par une même autorité, la Cour européenne de Justice de Luxembourg.

Cet arrêt venait heurter une Europe fragilisée par une décennie des solidarités introuvables entre « fourmis du Nord et cigales du Sud » puis, depuis la pandémie du Covid-19, par une mise entre parenthèses des libertés les plus fondamentales du Marché Unique. Un arrêt qui laissait cette fois l’Europe sans autre alternative que celle d’une sortie par le haut ou d’un pathétique naufrage.

Deux semaines plus tard, la Chancelière Angela Merkel et le Président Emmanuel Macron proposaient la création d’un instrument de dette européenne, que l’Allemagne refusait jusqu’alors, et ouvraient ainsi la voie à la présentation par la Commission européenne le 27 mai prochain d’une proposition de budget européen qui pourrait être d’une dimension inégalée.

Incontestablement, cet arrêt de la Cour constitutionnelle allemande a donc constitué un moment de rupture historique. Et, contre toute attente, il aura fait mentir les Cassandre de l’intégration européenne !

Répondant au défi lancé par sa Cour constitutionnelle, Angela Merkel déclarait le 13 mai devant le Bundestag : « Nous ne devons pas oublier ce que Jacques Delors disait avant l’introduction de l’euro : il faut une union politique, une union monétaire ne suffira pas ». Elle rompait, de fait, avec sa politique européenne, guidée jusqu’ici par le souci de ne pas mener de combat d’avant-garde et de ne heurter frontalement aucune des angoisses profondes de chaque peuple européen.

Côté allemand, l’angoisse atavique de l’inflation se conjugue à la crainte d’être la seule « fourmi » d’une Europe à tendance « cigale » et de devoir assumer seule la charge de la redistribution pour d’autres, qui font moins d’effort. Il y a une réalité vécue à cela, les transferts entre Lander allemands apparaissant parfois à sens unique. Mais l’Allemagne n’est pas la seule à souffrir d’anxiété chronique. A Madrid, les craintes sur l’unité du Royaume poussent la justice espagnole à ignorer la Cour européenne de Justice quand cette dernière donne raison aux élus nationalistes catalans. En Grande-Bretagne, la perte de rang mondial et la dégradation du modèle social conduisent à un Brexit suicidaire fondé sur de vagues réminiscences de grandeurs impériales. En Europe de l’Est, la transition réussie en vingt ans d’une économie rurale en économie de services a profondément chamboulé les repères ; la sauvegarde des identités culturelles se heurtant désormais à une libéralisation sociétale sous pavillon européen.

Le 5 mai dernier, les juges constitutionnels allemands ont donc poussé Angela Merkel dans ses derniers retranchements pro-européens, occasion qu’Emmanuel Macron n’a pas laissé passer.

En effet, même si la Cour n’a pas considéré que le programme spécifique de rachat de dettes de 2015 était contraire au Traité de l’UE (et à l’interdiction qui y est faite de financer directement les dettes des Etats-membres) ou à la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne (Grundgesetz), les juges se sont faits les porte-voix des craintes profondes d’une partie de la population allemande.

Au-delà de la peur de l’inflation, en invoquant la proportionnalité de la politique de la BCE, c’est bien le droit des épargnants allemands à une rémunération décente de leur épargne qui a été opposé au droit du reste de l’Europe à la croissance, et donc le refus d’une Europe des transferts. Entre « promesses anthropologiques d’austérité » et réalités monétaires « de la vraie vie », le compromis politique des non(s)-dit(s) européens, qui seuls permettaient à l’Europe de fonctionner depuis la crise financière de 2008, a ainsi été mis sur la place publique.

Et pourtant, contre toute attente, l’arrêt de la Cour de Karlsruhe a suscité une levée de boucliers à la fois dans les milieux juridiques et économiques mais aussi au niveau politique. Au sein même de la CDU, plusieurs ténors, dont un prétendant à la présidence de la CDU, ont encouragé la Commission à introduire un recours contre l’Allemagne.

Madame Merkel se voyait dès lors contrainte à solder les ambiguïtés antérieures de sa politique européenne avec, comme résultat, la proposition franco-allemande du 18 mai 2020.

Celle-ci franchit une étape décisive en permettant la définition d’une position publique crédible sur cette question centrale des solidarités en Europe, chantier inachevé depuis le retrait politique du trio Kohl – Mitterrand – Delors. Il ne s’agirait plus de soutenir la capacité d’emprunt de tel ou tel pays mais d’avoir une politique budgétaire européenne capable de venir en aide à tel ou tel secteur, région ou projet dans l’Union. La dette, demeurant au niveau de la Commission européenne, ne serait pas affectée au budget des États membres qui donc ne verraient pas leurs comptes et déficits impactés. À charge pour les États de contribuer à la hauteur de leur taux de participation au budget européen.

Avec le recul, l’histoire nous enseigne que l’hyper inflation tant crainte par les Allemands n’était pas le résultat d’une erreur de politique économique mais bien de l’occupation brutale de la Ruhr industrielle dans les années 20 au motif que « l’Allemagne paiera ». Un drame similaire fut évité après le second conflit mondial avec la Déclaration Schuman qui organisait le contrôle du même arsenal industriel au travers d’un tiers de confiance, la Haute Autorité CECA. L’égalité de droit entre vainqueur et vaincus offerte par Schuman à Adenauer rassura. La contribution allemande n’était plus exigée un pistolet sur la tempe, mais bien dans le cadre d’un projet politique commun à construire ensemble.

De même, dans le cadre du plan de relance, la contribution allemande, étape décisive vers une solidarité européenne de transfert financiers sera, en quelque sorte, garantie par « Bruxelles » qui gérera la cagnotte commune. Les institutions européennes, au premier rang desquelles la Commission européenne, restent donc à ce jour le tiers de confiance indépassable entre Européens, indissociable du choix fondamental d’équilibrer le continent européen par son intégration politique et bien loin de la règle mortifère de la suprématie des nations (et de leurs angoisses) mise en œuvre, à l’aube de l’ère moderne, par les traités de Westphalie.

La balle est à présent dans le camp de la Commission. Il est probable qu’Ursula Von der Leyen propose, le 27 mai prochain, un plan de relance à la hauteur des propositions franco-allemandes. Par ricochet, la Présidente de la Commission européenne pourrait en proposant un budget européen d’une nouvelle dimension vivre son moment de vérité et apporter la preuve qu’elle est bien une présidente européenne et pas seulement allemande.

Paradoxalement, l’arrêt de Karlsruhe aura donc été l’élément déclencheur d’un séisme politique qui aura vu le gouvernement allemand faire sauter le tabou de la mutualisation des dettes. Mis au pied du mur, Berlin aura choisi l’option du courage, soutenu très majoritairement par la population dans les premières enquêtes d’opinion, y compris parmi les électeurs de la CDU. Les angoisses, mêmes profondes, ne sont donc pas une fatalité et peuvent être combattues. Et, au final, la peur des transferts est moindre que celle d’une possible dislocation de la construction européenne dont les conséquences auraient été aussi dramatiques en Allemagne qu’ailleurs. Sans doute certains devraient méditer cette leçon à Vienne, Amsterdam ou un peu plus au nord.

Ainsi, l’arrêt de la Cour de Karlsruhe aura produit ce que les Allemands appellent un Treppenwitz der Geschichte, une blague d’escaliers de l’histoire : un renforcement accéléré de l’intégration européenne, au grand dam des intentions probables des juges allemands.

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11 Commentaires

  1. L’occupation de la Ruhr était justifiée par le fait que l’Allemagne ne payait pas sa dette de guerre qui ne fut en réalité jamais payée intégralement à cause de Wilson qui a fait pression sur la France. L’hyper inflation de la république de Weimar est dû au retrait du soutien des banquiers américains, donc ne faites pas porter à la France une injustice de plus.

    • Une première version du texte était plus explicite sur le problème du système d’alliance français, qui devait elle-même ses dettes de guerre aux USA. La clarté a ici été sacrifiée à la longueur du texte, navrés

    • L’ouvrage très détaillé de William Schirer sur la « Montée du Nazisme » montre bien que ce n’est pas l’occupation de la Ruhr – qui n’a d’ailleurs pas duré très longtemps – qui a causé l’idéologie nazie et le désir de revanche allemand, mais bien plutôt la crise économique 1929 et le retrait des banques américaines.

  2. cet emprunt européen est une belle arnaque, gagnante gagnante pour les financiers de la dette: les USA: blackrock, les banques, les assurances allemandes, françaises…qui exigeront en contrepartie plus de privatisation, après l’inflation de la dette nationale, une dette européenne en plus que nous et surtout nos enfants auront à payer, et un budget européen d’autant plus rétréci!

    • Il faut arrêter de yoyoter sur  » nos enfants vont payer la dette  » Si les banques centrales le décident, nous n’avons pas à rembourser cette dette. Un tabou a été franchi. Cela ouvre de vaste perspectives. Plus d’expliccation avec cette video du chef economiste de Natixis ( qui sait un peu de quoi il parle …) *****On ne remboursera jamais la dette ! (Patrick Artus) – YouTube
      https://www.youtube.com/watch?v=PTc42Cju89c

  3. Merci, cet article une belle analyse de cette « ruse de la raison de l’histoire européenne » qui a incité nos dirigeant.e.s à prendre leur responsabilité au vu du passé (l’histoire de notre construction politique), du présent (la crise sanitaire) et du futur (nos ambitions pour un avenir durable).

  4.  » Il ne s’agirait plus de soutenir la capacité d’emprunt de tel ou tel pays mais d’avoir une politique budgétaire européenne capable de venir en aide à tel ou tel secteur, région ou projet dans l’Union » Incontestablement, un pas a été franchi. ENFIN ! Mais désormais, il va leur être bcp plus difficile de justifier des mesures d’austérité. Nous sommes en train de créer des dettes que nous n’avons pas forcément à rembourser . Ci joint une explication très détaillé du processus par le chef économiste de Natixis https://www.youtube.com/watch?v=PTc42Cju89c
    tout de même, on ne peut qu’être surpris d’entendre La MET ( modern economic theory ) désormais citée comme une référence par le chef économiste de Natixis ..
    Mais tout cela pose certaines questions: ,comment va on encore pouvoir justifier une réforme des retraites amère et douloureuse en France pour 11 milliards de deficit prévu dans un futur plutot lointain alors que l’argent va pleuvoir pour sauver les grandes entreprises ?… De même pour le réforme chômage etc … Comme nous le voyons, quand vraiment le système financier est en danger, et par la même la rente des éites, ils n’hésitent pas à totalement réinventer les règles du jeu (ils l’avaient déjà fait en 2008). Quand le systême social est en danger et particulèrement le système de santé,on aimerait bien la même chose. Et quand la planète est en danger, idem et à fortiori. Comment avec ces nouvelles dispositions , la commission européenne pourrait elle encore oser repousser le Green Deal ( ou lui attribuer un budget de nain) ?

  5. Cher Sauvons l’Europe, je remarque non sans une certaine amertume, que les pistes et les questions que je pose ne trouvent aucun echo parmi vous.. Vous rêvez pourtant d’une Europe participative, ou l’on débat, oul ‘on s’interroge. Je pense toucher pourtant à des sujets essentiels..

  6. Certes vous touchez, Roberto, des sujets essentiels mais sans doute un peu complexes pour entraîner immédiatement une réaction/discussion avec les autres lecteurs de ces échanges qui ne « sont pas  » dans cette actualité tout en en comprenant les bases, ce qui est mon cas. Et donc ma suggestion à Sauvons l’Europe serait de suivre ces retours et d’y réagir en en synthétisant les points et en en dégageant les propositions ou questions principales.

  7. L’expression « instrument de dette européenne » recouvre mal la refondation radicale de l’Europe qui se prépare ainsi, contre ou plutôt par-delà les lois nationales dites « fondamentales ». Mais quelle tristesse de constater le peu d’écho réel réservé dans la presse notamment française à ce lancement qui est plus qu’une relance ! Les citoyens européens vont à coup sûr en bénéficier ensemble, et ne le savent pas, donc ne l’espèrent même pas… Heureusement qu’ARTE a su contredire par sa réussite, dynamique depuis sa naissance, tous les esprits chagrins et négatifs pour s’épanouir en multimédia multinational, pluriculturel, fédérateur, voire (é)veilleur.

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