Aboulie européenne

Quelques prises de position récentes s’en prennent vigoureusement à Ursula von der Leyen et à la Commission qu’elle préside, mais pas entièrement à juste titre.

Le 15 mars, le professeur Franklin Dehousse signe dans le quotidien belge Le Vif une chronique intitulée « Les rouages cachés de l’Europe : panique à bord, tout est normal », dans laquelle il écrit d’Ursula von der Leyen « qu’elle évoque de plus en plus une reine d’ancien régime égarée dans un bunker nostalgique ».

Le 2 juin, Guillaume Duval signe sur notre site la tribune « L’impasse von der Leyen », une analyse sans concession de son action à la présidence de la Commission depuis 6 ans.

Et le 16 mars, Pierre Haroche, maître de conférences en politique européenne et internationale à l’université catholique de Lille, est interviewé par le même Le Vif sous le titre « Le plan Rearm Europe adopté par l’Union européenne marque-t-il un tournant dans l’édification d’une défense européenne ? », question à laquelle sa réponse est évidemment négative, sur la base d’arguments solides, comme le fait qu’il « manque un organe centralisateur qui, simplement, agrège les achats » car « la liste des priorités établies par la Commission pour Rearm Europe en comprend beaucoup : des munitions, des missiles antiaériens, des drones, des systèmes antidrones sont des équipements dont on a besoin par millions. ». Un tel rôle avait été tenu par la Commission européenne pour les achats de vaccins anti Covid-19.

Institutions européennes : une incapacité à prendre des décisions en urgence

Si Madame von der Leyen — à l’appui de ses initiatives pourtant insuffisantes et mal inspirées pour une défense européenne — se targue de sa réponse rapide à la crise de la Covid-19, on ne doit toutefois pas oublier la nonchalance de la Commission en 2020, à qui il avait en effet fallu six semaines (dans l’attente d’un feu vert du Conseil européen ?) pour mettre enfin en œuvre le dispositif d’urgence que réclamait de manière pressante l’Italie. Or ce dispositif avait pourtant déjà été préventivement organisé dès 2002 par le règlement (CE) n° 2012/2002 instituant le Fonds de solidarité de l’Union européenne, clarifié le 13 mars 2020 par le Parlement européen et le Conseil. Parmi tant d’autres, cet épisode demeure une manifestation éclatante de l’incapacité des institutions de l’Union européenne à prendre des décisions en urgence.

Entre 2019 et 2024, Ursula von der Leyen a progressivement concentré les pouvoirs entre ses mains, au détriment de la présidence du Conseil de l’Union européenne et du Haut Représentant. Alors qu’elle semble dépourvue de toute vision cohérente, elle a été nettement mieux confirmée dans ses fonctions en juillet 2024 par le Parlement européen que pour son premier mandat. Elle a composé la Commission européenne en évinçant le Commissaire Thierry Breton qui lui faisait de l’ombre, remplacé par Stéphane Séjourné, beaucoup plus malléable. Pour mieux régner, elle a divisé les domaines confiés aux vice-présidents. Mais elle n’a su jusqu’ici ni augmenter les ressources financières des institutions européennes, ni renforcer la cohésion et la capacité d’action de l’Union.

Malgré ses déclarations volontaristes, Ursula von der Leyen n’a pas pu emprunter de nouveau de façon significative à l’échelle européenne pour faire face à la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine (RePower EU), pour contrer la Belt and Road Initiative chinoise (Global Gateway), ni pour relancer la défense et l’industrie de défense européennes (ReArm Europe) dont le programme SAFE de 150 milliards d’euros, adopté le 27 mai 2025, est la première partie, consistant en des prêts qui devront être remboursés par les États membres. L’impuissance d’Ursula von der Leyen fait que l’UE n’est plus crédible, ni vis-à-vis de Poutine, ni vis-à-vis de Trump.

La Commission n’est pas le gouvernement de l’Europe, Ursula von der Leyen n’est pas la cheffe d’un gouvernement

Les Traités ne donnent aucune compétence à son Commissaire européen à la défense. Son Green Deal, acquis tant vanté de la Commission 2019-2024 se limite à un paquet de normes contraignantes supplémentaires qu’elle détricote maintenant hardiment. Le programme de la Commission 2024-2029 paraît inspiré par Giorgia Meloni, et aussi Donald Trump, Elon Musk ou Javier Milei. Il consiste prioritairement à déréguler dans les domaines sociaux, environnemental et numérique… En matière de migrations, Ursula von der Leyen poursuit l’action qu’elle avait initiée avec Recep Tayyip Erdogan : elle distribue des dizaines de milliards d’euros à l’Égypte et à la Tunisie pour qu’elles empêchent les migrants de quitter leurs pays ver l’Europe. Elle maintient un soutien indéfectible à Israël, isolant ainsi l’Europe des pays du Sud.

Or la Commission n’est pas le gouvernement de l’Europe, Ursula von der Leyen n’est pas la cheffe d’un gouvernement. Dépourvue de légitimité démocratique, l’Union européenne n’est pas un État et n’a pas de gouvernement. Elle n’est qu’un espace de libre échange sophistiqué. Et comme le soulignait régulièrement Wolfgang Schäuble, la Commission  chargée de l’exécution des Traités est même juge et partie en matière de droit de la concurrence. Depuis près de sept décennies, nous nous laissons aveugler par des ersatz d’institutions démocratiques, jusqu’à un drapeau, un hymne, une devise…

C’est pourquoi, par-delà les caractéristiques personnelles de Ursula von der Leyen, et même si les exemples d’abus de pouvoir et d’inefficacité de sa part se multiplient, on doit lui rendre justice : elle n’est pas la seule responsable de l’incurie répétée de la Commission et de l’Union européenne en général. Qui l’a faite reine ? À l’issue de quels marchandages douteux ? Quel est réellement son pouvoir ? De quoi la présidente von der Leyen est-elle personnellement responsable ?

De l’animation d’un collège de commissaires que les États membres choisissent et qu’ils veulent obstinément faire rester en nombre égal au leur, et auxquels sont confiées des tâches hétéroclites pour satisfaire leurs egos. Or, s’il leur est théoriquement interdit de recevoir des consignes de l’État qui les a désignés, la réalité est tout autre. En effet, si le principal tour de force de Jean Monnet en 1950 fut d’être parvenu à faire accepter aux six premiers États membres de la Commission européenne du charbon et de l’acier (CECA) une Haute autorité supranationale — l’ancêtre de la Commission européenne — force est de constater que, dans les faits, leur sorte « d’immunité » supranationale n’est qu’une vue de l’esprit et que les gouvernements nationaux conservent le véritable pouvoir.

Factuellement, de toute façon, l’indépendance de ces commissaires est devenue sans objet dès lors que fut instauré en 1974, sur la suggestion de quelques protagonistes comme Edward Heath, Valéry Giscard d’Estaing, etc., avec l’étonnante approbation de Jean Monnet qui reniait ainsi la notion de supranationalité, le Conseil européen des chefs de gouvernements des États membres. Censé ne faire que « donner à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et d’en définir les orientations et priorités politiques générales » (art. 15 TUE), les États membres lui donnèrent rapidement l’ascendant sur la Commission, même si sa présidente y prend part, avec l’habitude de la mandater à leur guise pour tel ou tel projet de directive ou de règlement, neutralisant ainsi son droit d’initiative statutaire et la réduisant insidieusement à un rôle de secrétariat. Faisant en grande partie doublon avec le Conseil (des ministres des États membres) de l’Union européenne dont il partage le budget, son autorité domine toutes les autres institutions, au mépris de la légitimité démocratique et de la démocratie tout court.

L’imminence d’un Etat fédéral européen : la solution d’avenir pour une véritable ambition commune

Comme, en l’absence de partis politiques supranationaux et d’un débat public européen transnational, l’élection du Parlement européen reste sous l’emprise des débats politiques nationaux, le processus décisionnel de l’Union européenne reste entièrement sous celle des gouvernements nationaux égoïstes qui se livrent à une concurrence acharnée. Même dans les domaines présentés comme des modèles de coopération, comme le spatial, le principe « du juste retour » (sur les contributions financières des différents États) constitue un frein à toute véritable ambition commune. On oublie que la notion de souveraineté européenne suppose aussi la prédominance du bien commun européen sur les intérêts particuliers des États nationaux.

La représentation extérieure de l’Union européenne n’est, en pratique, l’apanage d’aucune de ses institutions — présidence du Conseil européen, présidence de la Commission, Service d’action extérieure, etc. — ce qui induit en permanence la confusion chez ses interlocuteurs.

En réalité, en dépit d’un prétendu « soft power », objet affiché de sa fierté, l’Union européenne ne pourra jamais exister politiquement à l’échelle d’un monde devenu aujourd’hui explicitement et résolument hostile, aussi longtemps qu’elle ne sera pas devenue un véritable État, fédéral. Un Etat fédéral qui serait régi par une Constitution établissant clairement et démocratiquement les compétences respectives de ses organes, dans quelque domaine que ce soit, éliminant les empiétements et les doublons, et empêchant les abus de pouvoir. De sa devise et du principe de subsidiarité, elle tend à privilégier le versant « diversité » par rapport à celui d’une unité démocratique. Les temps que nous traversons aujourd’hui en Europe et nos querelles et divisions renaissantes nous renvoient à l’Europe des débuts de l’humanisme et au siècle des Lumières.

Il est illusoire de penser établir aujourd’hui un État fédéral à 27, voire plus en cas de nouvel élargissement de plus en plus hypothétique. On ne peut compter sur des États que l’on n’a jamais tenté d’associer au projet politique d’unité européenne et leur demander de mettre en commun du jour au lendemain certaines de leurs prérogatives « régaliennes ». Pour créer un noyau efficace et déterminé, destiné à croître par la suite, il faut commencer par s’en remettre à quelques États volontaires (des « willings »), plus modestes et réalistes que les « grands États » prétentieux, en attendant que les « not-willings » sachent ce qu’ils cherchent.

François Mennerat
François Mennerat
Administrateur de Sauvons l’Europe

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