Quand on parle construction européenne, il est souvent question de « couple franco-allemand ». Pourtant, dans beaucoup de domaines, Français et Allemands ont, quelles que soient leurs orientations politiques, des positions divergentes et difficilement compatibles. C’est particulièrement le cas en matière de politique économique. Quelques éléments d’explication sur ces divergences et sur la situation budgétaire actuelle de la France.
Pourquoi les Français ne considèrent pas l’Allemagne comme un modèle en matière de politique économique
En Allemagne on considère généralement qu’il faut viser en permanence l’équilibre budgétaire, ce que reflétait notamment l’introduction de la Schuldenbremse dans la Constitution allemande en 2009, ainsi que des excédents extérieurs aussi importants que possible, l’Allemagne devant rester en permanence Exportweltmeister.
Le consensus est très large en France pour considérer qu’une telle approche est irrationnelle et nuisible non seulement pour l’Union européenne mais aussi pour l’Allemagne elle-même.
Elle a amené en effet à ce que l’Allemagne soit un des pays d’Europe où l’investissement a été le plus faible depuis vingt-cinq ans avec l’Italie et la Grèce, en particulier en matière d’investissement public. Personne ne comprend en France pourquoi les gouvernements allemands successifs ont privilégié le désendettement plutôt que l’entretien des infrastructures publiques alors même que les taux d’intérêts sur la dette publique allemande étaient devenus très faibles voir négatifs. Avec les conséquences catastrophiques que l’on connait en matière de réseau ferroviaire notamment.
Quant à la volonté des gouvernements allemands successifs d’imposer cette austérité permanente à l’ensemble de l’Union Européenne, elle a failli tuer l’Euro au cours de la crise grecque. Et bien qu’un tel désastre ait pu être évité au dernier moment, cette politique a entraîné l’ensemble de la zone euro dans une stagnation prolongée nourrissant la montée de l’extrême droite partout en Europe.
L’obsession de l’Allemagne pour les excédents extérieurs a conduit par ailleurs à rendre son économie excessivement dépendante à la fois de la Chine et des Etats-Unis, ce qui constitue aujourd’hui une faiblesse majeure tant sur le plan économique que géopolitique pour l’Allemagne mais aussi pour toute l’Europe. Vouloir dégager en permanence des excédents extérieurs importants est absurde : cela implique de renoncer à investir chez soi et à améliorer le sort de ses concitoyens alors qu’on en a les moyens…
Cette priorité aux exportations a de plus bloqué jusqu’ici les tentatives pour mieux protéger le marché européen de la concurrence déloyale de pays ayant des normes sociales et environnementales plus faibles que les nôtres, aggravant la désindustrialisation et nourrissant les frustrations qui font monter l’extrême droite.
Cette obsession de l’austérité budgétaire et des excédents extérieurs a enfin lourdement pénalisé l’investissement dans l’innovation. L’industrie allemande est beaucoup plus puissante que l’industrie française mais elle produit toujours pour l’essentiel la même chose qu’au vingtième siècle. L’Allemagne comme la France a manqué tous les virages technologiques des dernières décennies.
Bref, oui, peu nombreux sont ceux qui, en France, considèrent l’Allemagne comme un modèle en matière de politique économique et budgétaire. Et on s’est réjoui en France de constater que l’Allemagne commençait enfin à remettre en cause le dogme de l’austérité permanente et à soutenir enfin une meilleure protection du marché européen et une politique industrielle commune.
Pourquoi la France a-t-elle des dépenses publiques plus élevées que l’Allemagne ?
Une des questions qui se pose souvent en Allemagne au sujet de la France, concerne son haut niveau de dépenses publiques et les raisons qui l’expliquent. Cela tient principalement à deux contradictions qui plongent leurs racines dans l’histoire du pays.
La France est en effet, du fait de l’héritage de la Révolution française, un des pays au monde où les valeurs d’égalité pèsent le plus lourd. Or c’est en même temps un des pays d’Europe les plus inégaux sur le plan territorial du fait de la concentration ancienne du pouvoir et des richesses en région parisienne. Rien à voir avec l’Allemagne ou l’Italie et leurs multiples métropoles régionales même si la réunification a rapproché l’Allemagne de la France sur ce plan.
C’est aussi un des pays les plus inégaux en termes de revenus dits primaires, tirés directement de l’activité économique, du fait notamment de la faiblesse historique du mouvement syndical et de la négociation collective. Davantage même que le Royaume Uni ou les Etats Unis. Et là aussi la France n’a rien à voir avec l’Allemagne et ses puissants syndicats de branche.
Pour corriger cette double inégalité territoriale et sociale et éviter que la société n’explose sous leur pression, il faut un niveau élevé de redistribution publique. Quand elle est dans l’opposition, la droite française promet toujours d’abaisser drastiquement les dépenses publiques. Mais quand elle arrive au pouvoir, elle ne le fait jamais. En particulier parce que les zones où elle est puissante électoralement sont les zones rurales périphériques qui profitent le plus de cette redistribution.
La France est-elle au bord de la faillite ?
Beaucoup d’Allemands s’imaginent tout d’abord que la France est un pays qui a toujours été laxiste en matière budgétaire, or ce n’est pas le cas. Jusqu’en 2009, l’évolution des dettes publiques française et allemande a été très similaire, toutes les deux étant inférieures à la moyenne européenne. C’est seulement avec la crise de 2009 qu’une divergence spectaculaire a commencé : la dette publique française s’est envolée pendant que celle de l’Allemagne reculait (avec toutes les conséquences négatives que nous venons de voir).
Avec aujourd’hui le troisième niveau de dette publique le plus important rapporté à son PIB derrière la Grèce et l’Italie, une note dégradée par les agences de notations et des taux d’intérêts qui se rapprochent de ceux de l’Italie, le pays qui emprunte au taux le plus élevé en Europe, la situation des finances publiques française est incontestablement sérieuse. Pour autant elle n’est pas aussi dramatique qu’on le dit souvent à l’étranger, notamment en Allemagne : la France n’est pas la Grèce du début des années 2000 et elle n’est pas menacée d’être prise en main par le FMI dans un proche avenir.
Tout d’abord, si les taux d’intérêt sur la dette française montent, l’effet de cette montée sur le stock de dette accumulé par la France, constitué pour une part essentielle durant la période où les taux d’intérêts étaient très bas, reste encore limité. En 2024, le taux d’intérêt moyen sur la dette publique française restait à 1,9 %, très inférieur à celui du début des années 2000. Parallèlement, les intérêts versés sur cette dette restent eux aussi limités pour l’instant. A 2,1 % du PIB en 2024, ils restent bien en dessous des 3,6 % du PIB versés en 1998. Ces deux courbes montent cependant rapidement ce qui impose que des mesures soient prises mais pour autant la situation n’est pas dramatique pour l’instant.
Par ailleurs, les comptes extérieurs de la France ne sont certes pas largement excédentaires comme ceux de l’Allemagne mais ils ne sont pas non plus largement déficitaires comme l’étaient ceux de la Grèce en 2008. Ce qui cause la faillite de pays comme la Grèce, l’Argentine ou d’autres et les obligent à avoir recours au FMI c’est toujours la conjonction d’un déficit public ET d’un déficit extérieur considérables. Il n’y a plus au sein du pays de capacité d’épargne suffisantes pour servir les intérêts et rembourser les dettes. Ce n’est pas du tout le cas de la France pour l’instant. L’épargne privée y est abondante et l’Etat pourrait y puiser si la situation se tendait trop sur la dette publique sur les marchés financiers. Et les acteurs financiers le savent.
D’où vient la dérive actuelle et comment la stopper ?
Même si la situation des finances publiques françaises n’est pas aussi dramatique qu’on le dit souvent, il faut bien sûr réduire rapidement les déficits et stabiliser la dette publique. Et tous les Français le savent.
Mais pour décider comment faire, encore faut-il s’entendre sur les raisons de la dérive actuelle. On l’a dit, la divergence avec l’Allemagne remonte à la crise de 2009. Depuis cette époque, trois présidents se sont succédés, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron.
Confronté à la crise de 2008-2009, Nicolas Sarkozy avait creusé le déficit public de 2,2 points durant son mandat en accroissant les dépenses de 4,3 points de PIB tout en augmentant les recettes de 2,1 points seulement. François Hollande avait réduit ce déficit de 1,8 point en faisant baisser les dépenses de 0,2 point de PIB tout en augmentant les recettes de 1,6 point de PIB, ce qui concourra à sa grande impopularité. Quant à Emmanuel Macron, avec 2,4 points de PIB, il a creusé encore davantage le déficit public que Nicolas Sarkozy en baissant les recettes de 3 points de PIB mais les dépenses de 0,6 point seulement.
Autrement dit, sur la période récente, ce qui a entraîné la dérive des finances publiques françaises, ce sont clairement les baisses d’impôts et de cotisations sociales massives décidées par Emmanuel Macron : elles font perdre à l’Etat français 90 milliards d’euros chaque année.
En France ce sont toujours en réalité les gouvernements de gauche qui réduisent les déficits comme l’a fait François Hollande entre 2012 et 2017 et avant lui Lionel Jospin au tournant des années 2000. Tandis que les gouvernements de droite les creusent parce qu’ils préfèrent toujours emprunter de l’argent aux riches plutôt que de leur faire payer des impôts…
Malgré ce diagnostic indéniable, l’ancien Premier ministre François Bayrou proposait de réduire le déficit en jouant seulement sur la baisse des dépenses publiques, sans proposer en particulier de hausse des impôts sur les revenus et/ou les patrimoines des plus aisés. Raison pour laquelle, il a été contraint de démissionner avant même d’avoir pu déposer un projet de budget.
Aujourd’hui le débat porte tout d’abord sur le rythme de l’ajustement, la droite prônant un rythme rapide avec un point de réduction du déficit dès 2026 pour atteindre 3 % de déficit en 2029 (contre 5,6 % attendu cette année). La gauche est favorable à un ajustement plus lent.
L’autre débat majeur porte sur la taxation des plus aisés et les moyens de la réaliser. En France comme ailleurs, les inégalités de revenus et de patrimoines se sont beaucoup creusées au cours des dernières années, particulièrement au profit des 1 % les plus riches qui par ailleurs parviennent aisément à échapper à l’impôt grâce à l’optimisation fiscale. Dans ce contexte, la gauche met en avant une taxe dite Zucman, du nom de l’économiste qui l’a proposée. Il s’agit d’un impôt plancher de 2 % pour les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, soit 1800 foyers en France.
Gabriel Zucman et la gauche attendent de cette seule mesure un rendement de l’ordre de 25 milliards d’euros par an. Mais ce montant est très contesté, d’autres économistes l’estiment plutôt à 5 milliards d’euros, du fait notamment de la fuite des capitaux que cet impôt entrainerait, tandis que la compatibilité de cette taxe avec la Constitution française pose question. Une possibilité alternative consisterait à rétablir l’Impôt de solidarité sur la Fortune (ISF) qui existait en France depuis les années 1980 et qu’Emmanuel Macron avait supprimé en 2017. Mais Sébastien Lecornu, le nouveau Premier ministre choisi par Emmanuel Macron vient de s’opposer publiquement à ces deux possibilités, au risque d’être, comme ses deux prédécesseurs, censuré au cours des prochaines semaines.
Quoiqu’il en soit, il n’y aura pas de rétablissement des finances publiques en France possible si l’effort ne porte pas en premier lieu sur les recettes plutôt que sur les dépenses et si cette hausse des recettes ne provient pas en premier lieu des prélèvements sur les entreprises et sur les plus aisés. Si la droite macroniste ne renonce pas à ses totems et ne se résout pas à négocier avec la gauche sur cette base, il est à craindre que ce soit le Rassemblement National qui tire les marrons du feu du blocage politique persistant.
Merci pour cet article très intéressant. J’étais d’accord avec vous sur l’analyse relative à l’obsession allemande de l’équilibre qui s’est fait aux dépens de l’investissement. Je regrette que vous n’ayez pas mis en lumière que le déficit français n’a pas non plus financé l’investissement mais la redistribution sociale, ce qui est moralement louable mais économiquement une erreur. Je conteste enfin le fait qu’il faille – encore – augmenter les recettes en faisant payer les riches et les entreprises plutôt que réduire les dépenses, et ce pour deux raisons : les riches sont mobiles et quitteront le pays. Les entreprises sont déjà étranglées par les coûts salariaux – sur lesquels grèvent les coûts sociaux – et évoluent dans un environnement concurrentiel européen et international. Augmenter les taxes sur les entreprises conduira inévitablement un nombre d’entre eux à la faillite. Je vous suggère de regarder le mini- documentaire de LCI d’il y a deux semaines où l’on voit que le salaire d’un employé qui touche 2.800 euros coûte 7.400 euros à l’employeur. Et vous voulez encore augmenter les impôts sur les entreprises?
Très intéressant article, qui donne une vue globale des situations allemandes et françaises. Un argument en faveur de l’obsession allemande de limiter les dettes, est que l’endettement auprès de banques privées peut être vu comme une forme de racket institutionnalisé. Pourquoi un pays devrait-il payer une rente de situation à des banques, alors même que celles-ci émettent du crédit (et créent donc de la monnaie) à partir de rien. Ne devrait-on pas revenir à la situation d’avant 1974, qui permettait à l’état d’emprunter directement à la banque de France, à taux nul ? Toutefois, ceci demanderait une rigueur budgétaire que peu de nos politiciens actuels seraient capables de s’imposer, comme vous le montrez.
Le bon sens, sinon la logique tout court, veut que l’endettement ait pour but de générer un revenu supérieur à son coût. C’est le principe même de l’investissement. Tout à l’inverse, le crédit à la consommation est un non-sens. Or l’endettement français qui sert à financer le déficit budgétaire ne rapporte rien. Et même dans une perspective keynésienne, la relance de l’économie par la consommation profite plutôt à la Chine qu’à l’Europe ou la France elle-même. En dernière analyse, les sous ne sortent pas de la prétendue corne d’abondance de l’endettement, mais du travail, c’est-à-dire de la création de valeur. Sans celle-ci, le pays creuse sa tombe. L’équilibre budgétaire n’est en conséquence en aucun cas un acte d’austérité contre-productif, mais bien un objectif rationnel de saine gestion, en dépit de ce qu’avancent péremptoirement tous les Thomas Diafoirus de l’économie. Car, comme le dit la fable de La Fontaine Le Laboureur et ses enfants, « le travail est un trésor… Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins ». Toutefois les Français donnent la priorité à la « r’traite » et aux congés. L’addition, salée, sera durement payée par nos enfants. Nous leur faisons don d’un cadeau empoisonné. Est-ce raisonnable?