Plan Juncker : relancer les investissements au détriment de la recherche ?

Cet article a déjà été publié, sous une forme abrégée, dans le Monde du 15 avril 2015

 

L’annonce, le 26 novembre dernier, par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker d’un plan destiné à relancer les investissements a été généralement bien accueillie en Europe. Partant du constat que pour créer des emplois, il faut stimuler la croissance et les investissements (qui ont baissé de 15 % depuis 2008), ce «  Plan Juncker» propose un nouveau fonds, l’« European Fund for Strategic Investments » (EFSI), doté de 21 milliards d’euros, dont 16 fournis par l’Union européenne et 5 par la Banque européenne d’investissement, pour garantir des emprunts et aider des entreprises de moins de 3000 employés. Il escompte ainsi par un effet de levier engendrer 315 milliards d’euros d’investissements, soit 15 fois la dotation initiale du Fonds.

On ne saurait contester la nécessité de relancer les investissements même si certains peuvent émettre des doutes sur cet effet de levier et sur le remède proposé. Notamment parce que la Commission envisage, pour abonder le Fonds, de prélever des crédits sur des programmes existants comme Horizon 2020, consacré à la recherche et au développement (R&D). La Commission justifie cette solution en indiquant que si les modes de financement sont différents, il s’agit d’atteindre les mêmes objectifs, ce qui est loin d’être évident. La Cour des comptes européenne s’est interrogée sur la pertinence de ce choix et la perspective d’un prélèvement sur le programme Horizon 2020 suscite sans surprise de vives réactions dans le monde de la recherche (voir diverses prises de position).

Une coupe budgétaire pour la recherche

Pour Horizon 2020, il s’agit en effet de 2,7 milliards d’Euros ce qui représente 34 % des 8 milliards d’Euros qui seront effectivement mis en place d’ici 2018 par la Commission pour garantir son engagement de 16 milliards d’Euros à l’égard de l’EFSI. Si une telle réduction sur un programme, doté de 77 Milliards d’Euros sur la période 2014-2020, peut sembler une contribution raisonnable à la cause commune, elle passe beaucoup plus mal quand on sait qu’elle serait concentrée à 80 % sur les années 2016-2018, et qu’elle interviendrait après deux années au cours desquelles le budget de la R&D européenne a régressé par rapport à son niveau de 2013. Un sérieux coup de frein en un mot au lieu de la relance annoncée !

On peut d’une part se demander si le coût d’opportunité d’un prélèvement sur Horizon 2020 a bien été pris en compte. La Commission estimait elle-même, en 2011, qu’un Euro dépensé par les programmes de R&D européens conduisait à une valeur ajoutée dans l’industrie de 7 à 14 Euros. Est-on certain que l’EFSI puisse faire mieux ? Même si c’était le cas, ce dont on peut douter, le gain relatif ne pourrait être que très marginal. D’autre part, les risques à réduire pour libérer la croissance ne sont pas tous d’ordre financier. Les risques technologiques liés à la R&D sont si difficiles à évaluer que les grands groupes pharmaceutiques préfèrent maintenant les esquiver en rachetant des start-up, souvent montées par des chercheurs (!), plutôt qu’en finançant leur propre recherche.

La recherche fondamentale ne vit pas d’emprunts
De plus, bon nombre d’activités de R&D se révèlent impropres à un financement par emprunt et ne peuvent se développer que grâce à des concours directs des pouvoirs publics. Rappelons que le programme Horizon 2020 a été élaboré pour promouvoir à la fois la recherche et l’innovation selon trois axes principaux : l’excellence, le leadership industriel et les défis sociétaux. L’excellence, difficile à définir mais aisément reconnaissable quand on la croise, recouvre ici l’ensemble de la recherche fondamentale qui fait avancer le socle des connaissances, que la recherche appliquée exploite ensuite mais qui peut aussi déboucher directement sur de nouvelles activités économiques.

Son impact principal ne se mesure qu’à long terme ; il n’est pas aisément prédictible et donc difficilement finançable par des emprunts. C’est particulièrement le cas pour les bourses Marie- Sklodowska-Curie, destinées à la mobilité des jeunes chercheurs et à leur stabilisation en Europe, ou encore pour les contrats de l’« European Research Council » (ERC), qui financent les chercheurs européens parmi les plus inventifs, en particulier les jeunes, afin qu’ils puissent se positionner au mieux sur la scène internationale. A l’évidence, ces secteurs ne peuvent subsister sans financements publics. Ils sont certes relativement moins touchés que d’autres activités par les prélèvements envisagés sur Horizon 2020, mais dans la mesure où ils n’ont pas d’espoir de retour de l’EFSI, toute réduction de leur budget devrait être considérée comme une coupe budgétaire nette.

Donner de l’espoir aux jeunes talents

L’ERC, pilier de la recherche d’excellence, est un volet récent de l’action de l’Europe pour soutenir la recherche. Apres avoir régulièrement augmenté depuis sa création en 2007 jusqu’en 2013, son budget pour les années 2014 à 2016 est en retrait de 100 millions d’Euros et ne devrait retrouver son niveau de 2013 qu’en 2017. Toute ponction supplémentaire aurait donc un effet particulièrement négatif. Le bénéfice cumulatif des contrats ERC se fait pourtant déjà nettement sentir dans beaucoup de laboratoires, tout particulièrement ceux qui permettent à de jeunes chercheurs de prendre leur autonomie en développant un projet personnel original pendant une durée de cinq ans. Toutes les disciplines sont éligibles à l’ERC, et la sélection des lauréats est faite par des jurys internationaux de haut niveau et selon une procédure aussi intègre que faire se peut, comme nous pouvons en témoigner.

Les moyens accordés à l’ERC permettent d’embaucher des doctorants et des post-doctorants, ce qui multiplie les emplois scientifiques au bénéfice des jeunes par un facteur de l’ordre de 5 La mobilité qui en résulte à travers les pays européens est aussi une garantie d’ouverture et d’enrichissement intellectuel. La France est le troisième Etat-membre à bénéficier de l’ERC et le CNRS le premier organisme européen par le nombre de contrats obtenus. Pour nos laboratoires, cet apport européen représente aujourd’hui une part significative de leurs budgets, compte tenu du déclin des financements accordés par notre agence nationale pour la recherche publique, l’ANR. En donnant enfin du pouvoir aux jeunes chercheurs les plus créatifs, l’ERC a déjà contribué à faire évoluer positivement le paysage de la recherche dans notre pays. Un tassement supplémentaire de ce programme, tout comme des bourses Marie-Sklodowska-Curie pour la mobilité des jeunes chercheurs et l’aide à leur retour en France, serait donc une mauvaise nouvelle qui ne contribuerait pas à restaurer la confiance en l’avenir et à relancer la croissance, contrairement à l’objectif affiché.

Les travaux fondamentaux à la pointe de la connaissance sont cruciaux pour engendrer l’innovation future. Quand les physiciens ont trouvé le principe du laser, pouvait-on en imaginer ses milliers d’applications actuelles, de la médecine aux télécommunications ? Et où en serait l’imagerie du cerveau sans la découverte de la résonance magnétique nucléaire ? Il faut donner un espoir aux jeunes talents qui souhaitent s’investir dans nos pays pour y déployer leur créativité. Ce sont leurs découvertes qui seront à la base des nouveaux secteurs industriels de demain et qui fourniront les emplois hautement qualifiés dont nous avons besoin.

Le diable est dans les détails

Après avoir défendu pendant des années l’idée d’une société de la connaissance exploitant la richesse et la diversité culturelle et scientifique de l’Europe, réduire la puissance du moteur de croissance que constitue la recherche paraîtrait incohérent. La proposition de la Commission peut encore être infléchie. Le Parlement européen a fait preuve d’imagination et proposé des alternatives pour répartir la charge différemment. Nous plaidons pour qu’elles soient explorées et que le programme Horizon 2020 soit préservé. Face à l’enjeu que représente la relance des investissements, cette revendication peut paraître secondaire, mais comme dans les projets les plus séduisants, le diable est bien souvent dans les détails, et celui qui consiste à prélever des moyens attribués à la recherche en est un exemple. D’autres solutions existent. Elles doivent être prises en considération au plus tôt avant qu’il ne soit trop tard dans un esprit d’ouverture et avec une vision à long terme de l’Europe.

 

Claude Cohen-Tannoudji

Professeur honoraire au Collège de France

Prix Nobel de physique

Michèle Leduc et Elisabeth Giacobino

Directrices de recherche émérites au CNRS,

présidentes de jury à l’European Research Council

Daniel Estève

Directeur de recherche au CEA,

membre du Conseil scientifique fondateur et ancien vice-président de l’ERC

Alain Peyraube

Directeur de recherche émérite au CNRS, Directeur d’Etudes à l’EHESS,

membre du Conseil scientifique fondateur de l’ERC

Jean-Michel Chasseriaux

Professeur honoraire à l’Université Paris-Diderot,

ancien délégué aux relations internationales du Ministère de la Recherche

 

 

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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6 Commentaires

  1. C’est l’histoire du renard qui se mod la queue. C’est surtout la consquence normale du traité de Maastricht. Il est indapté à la modernité Industrielle, et nous nous noyon à cause de cela. Revenez au dirigisme inventé par Keynes, ey nous sortirons de la crise. Nous renouvelons la crise de 1929 ; il n’y a pas assez de Monnaie pour consommer ce que nous fabriquons.
    Ah ce traité de Maastricht, quelle erreur monumentale.
    Revenez à la réalité. Pierre.Bellenger@wanadoo.fr

  2. Le général de Gaulle disait préférer les TROUVEURS aux CHERCHEURS
    Au delà de cette boutade le « monde des chercheurs » n’a pas réduit son opposition à la vérification. Les chercheurs se veulent un groupe à part, une caste, dans une vie autarcique loin des applications et de la Recherche Privée.
    Ce n’est pas le cas aux USA, où la Recherche Fondamentale communément située dans une Université, dépend pour ses budgets de ses succès.
    Comment apprécier le succès?
    Il s’agit bien d’objectifs, pas de moyens, et cette culture est étrangère au « monde des chercheurs ». Puis-je suggérer les publications? L’imposture d’un « chercheur qui ne publie pas » est ainsi révélée, en tout premier aux chercheurs sérieux qui publient.
    Recherche Fondamentale disent les auteurs de cet article, scientifiques cartésiens. Certes!
    Mais que faut-il penser des « chercheurs sociologues » (sans parler des autres!)
    Je vois bien d’où proviennent leurs budgets, mais quel est le retour pour nos collectivités? A quoi servent-ils?

    Les CHERCHEURS authentiques doivent faire le ménage, et l’incantation sur les budgets, indifférenciée par type de Recherche, est une mauvaise démonstration.

  3. Comment peut-on insinuer que des gens comme Claude Cohen Tannoudji ou Michèle Leduc sont des chercheurs qui ne publient pas et ne trouvent pas ?

    La recherche, c’est comme toutes les activités humaines, il y a des bons et des moins bons. Le filtrage à l’entrée de la carrière est tellement sévère toutefois que les mauvais ne sont pas légion.

    En tout cas, les mauvais, même s’ils coûtent un peu d’argent, ne font pas de dégâts. Ce n’est pas la même chose qu’un mauvais patron d’entreprise, qui peut faire un massacre. Qu’on pense à S. Tchuruk, dont la gestion détestable de l’ancienne Compagnie Générale d’Electricité se traduitsai hier par la débacle d’ALSTOM, se traduit aujourd’hui par la déroute d’ALCATEL. C’est plus grave qu’un mauvais sociologue !

    La gouaille de De Gaulle ne l’a pas empêché de mettre le paquet sur la science et la technologie, et de veiller à ce que l’action publique dans ce domaine soit vigoureuse, et soit protégée.

    Sans aucun doute, les investissements en R&D sont risqués, et on ne sait pas trop ce qui va en sortir ni quand. Mais quels investissements ne sont pas risqués ? Ce sont les plus risqués qui au bout du compte sont les plus rentables, et c’est le cas de la R&D.

    Alors souhaitons que M. Juncker se débrouille autrement qu’en rognant le programme de R&D de l’UE.

  4. Nous ne pouvons que confirmer: la recherche coute relativement peu cher et les processus de sélection éliminent la plupart des guignols. Laisser subsister des chercheurs un peu bizarres est en réalité très utile car personne ne sait s’il n’y a pas dans le tas de véritables trouveurs ou si ils ne vont pas défricher pour d’autres des aires de recherche pas réellement abordées.

    Ajoutons que la France souffre plutôt d’un manque de recherche sociologique que d’un trop plein, y compris sur les sujets les plus polémiques.

  5. A-t’ on trouvé un remède au Sida? Toujours rien, et pourtant on y injecte des milliards et des milliards depuis 30 ans! Pasteur, l’ Institut Pasteur travaille jour et nuit, sur Ébola, pour élaborer un vaccin, au 19 avril, 10 823 morts sur 26 079 cas recensés…
    On ne peut pas dire, que la recherche est en panne, mais les virus sont peut-être plus difficiles à vaincre aujourd’hui? Ils se propagent plus vite, du fait des aller-retour de voyageurs…
    On va partout, sans se soucier de sa santé, et de celle des autres..
    On dit aux Français de ne pas aller dans tel pays, à cause de ceci ou de cela, et ils y vont quand même!
    Faut pas aller au Zaïre en ce moment pour se faire infecter avec Ébola….CQFD…

  6. J’adore cette phrase : « Ce n’est pas le cas aux USA, où la Recherche Fondamentale communément située dans une Université, dépend pour ses budgets de ses succès. »
    A qui pensez-vous : Monsanto ?
    Au point où en en est, vous pouvez aussi ressusciter IG Farben, ça c’était une réussite !
    Nul doute que les entreprises Agfa, BASF, Hoechst, Bayer AG et Dynamit Nobel seront prêtes à suivre vos préceptes pour reformer cette belle entreprise et reprendre ses recherches si utiles pour l’humanité et stoppées prématurément en 1945.

    Méditez donc ce qui est à la base de toute recherche : « il n’y a pas de bonne réponse, il n’y a que de bonnes questions. »

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