Responsabilité sociale des entreprises : comment l’Europe se tire une balle dans le pied

La remise en cause en cours des mesures décidées au cours du mandat 2019-2024 en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE) au niveau de l’Union européenne risque fort d’être contreproductive, tant pour les firmes que pour les producteurs européens.

Lors du précédent mandat de la Commission européenne, deux directives avaient été adoptées dans le cadre du Green Deal pour renforcer les exigences en matière de responsabilité sociale et environnementale des grandes entreprises actives en Europe : la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) portant essentiellement comme son nom l’indique sur le reporting dans ce domaine, et la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD) portant sur les mesures à prendre par les entreprises actives en Europe pour s’assurer que leurs filiales et leurs fournisseurs présents dans le monde entier respectent les normes fondamentales en matière de droits humains, de droits sociaux et de respect de l’environnement.

Un lobbying intense contre la RSE

Déjà lors de la discussion initiale de ces directives, celles-ci avaient été l’objet d’un intense lobbying de la part du patronat européen pour amoindrir leur portée, un lobbying relayé au sein du Conseil par de nombreux gouvernements, et notamment par les gouvernement français et allemand. Cette pression avait beaucoup affaibli les mesures proposées initialement et limité le champ des entreprises concernées. Mais ce n’était visiblement pas suffisant pour les adversaires de ces directives qui sont repartis à l’assaut dès l’installation de la nouvelle Commission européenne en décembre dernier.

Et la Commission Von der Leyen II leur a largement donné satisfaction avec le projet de directive dite Omnibus 1 présenté le 25 février dernier qui vidait largement de leur substance ces deux directives dans le cadre du vaste exercice de dérégulation engagé par le nouvel exécutif européen. Les exigences de reporting sont simplifiées et leur champ ne s’applique plus qu’aux entreprises de plus de 1 000 salariés et 450 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel (au lieu de 250 salariés et 50 millions de chiffre d’affaires). Quant aux obligations de due diligence, elles sont limitées aux seules entreprises de plus de 5 000 salariés et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires dans l’Union (au lieu de 1 000 salariés et 450 millions de chiffre d’affaires initialement) et il n’y aura plus de possibilité de réclamer des dommages et intérêts au titre de leur responsabilité civile à l’échelle de l’Union aux compagnies qui n’auraient pas respecté leurs obligations en matière de due diligence. Une orientation qui a été confirmée par la suite lors des discussions tant au sein du Conseil que du Parlement européen.

Le 22 octobre dernier, le Parlement a toutefois refusé par 318 voix contre 309 le mandat de négociation qui devait permettre à ses représentants de démarrer le trilogue avec le Conseil et la Commission afin de finaliser cette directive Omnibus 1. Ce vote négatif résultait de la conjonction de celles et ceux qui à gauche considéraient qu’on allait trop loin dans le détricotage des directives CSRD et CSDDD et de ceux qui, à l’extrême droite, pensaient au contraire qu’il fallait aller encore plus loin dans cette direction. Ce vote a suscité en particulier la colère du chancelier allemand Friedrich Merz qui s’était beaucoup investi dans la remise en cause de ces directives. On devrait être fixé sur le sort du paquet Omnibus 1 au cours des prochaines semaines.

Une opposition à la RSE doublement contreproductive pour l’Europe

Le paradoxe dans cette affaire est que, en s’opposant frontalement aux démarches de reporting RSE et de due diligence, le patronat européen est en réalité en train de nuire à la compétitivité de l’Europe et de favoriser ses concurrents étrangers. A travers ces démarches, il s’agissait en effet tout d’abord pour l’Union européenne d’exercer une pression sur les conditions d’emploi et de travail dans le reste du monde. En l’absence de structures multilatérales suffisamment puissantes pour imposer le respect des normes sociales de base de l’Organisation internationale du travail, de la Déclaration universelle des droits humains de 1948 ou encore de l’Accord de Paris et des normes de base en matière de respect de l’environnement, l’UE avait décidé d’utiliser la taille incontournable de son marché, 20% de la consommation mondiale, et les acteurs privés qui y opèrent pour agir, via leurs chaînes d’approvisionnement, afin de limiter le dumping social et environnemental qui s’exerce au détriment des producteurs européens afin d’aller vers un level playing field global (comme on dit). En refusant ces normes, le patronat européen facilite donc au contraire le dumping social et environnemental qui cause les délocalisations et les pertes d’emploi associées aux dépens du Standort européen.

En menant ce combat d’arrière-garde, il favorise aussi la pénétration des multinationales étrangères, notamment chinoises et américaines, sur le marché européen lui-même. En effet, la CSRD comme la CSDDD ne sont pas réservées aux entreprises européennes. Toutes les entreprises de taille significative opérant sur le marché européen y sont soumises. Or, compte tenu du cadre réglementaire préexistant en Europe, les entreprises européennes sont a priori beaucoup mieux préparées à répondre à des contraintes de ce type que des entreprises chinoises, américaines ou indiennes qui viennent d’un environnement nettement moins avancé sur le plan du reporting comme des règles sociales et environnementales. En limitant drastiquement le champ d’application de ces directives et en les vidant largement de leur substance, le patronat européen ne fait donc surtout que faciliter la tâche aux multinationales issues de pays appliquant des normes sociales et environnementales inférieures aux nôtres pour prendre aux entreprises européennes des parts de marché au sein de l’Union elle-même.

Cette opposition est donc doublement contreproductive tant du point de vue de la défense de la production en Europe que de celle des entreprises européennes. Loin de renforcer la compétitivité de l’Union, le patronat européen se tire — et nous tire par la même occasion — une balle dans le pied…

Guillaume Duval
Guillaume Duval
Ancien rédacteur en chef du mensuel Alternatives Economiques

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