Nicolas Ravailhe propose une chronique sur la guerre économique entre les Etats-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Deuxième partie avec le double jeu de l’Allemagne, qui a beaucoup à perdre à s’investir dans une Europe de la défense. Berlin préfère acheter des armes américaines afin de protéger son excédent commercial plantureux vis-à-vis des Etats-Unis.
Le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, connaît parfaitement les intérêts de son pays aux Etats-Unis comme ceux des Etats-Unis dans son pays. Ces intérêts sont constants. Pour agir auprès du président américain dans le but de protéger les intérêts civils allemands aux Etats-Unis, l’aide la plus précieuse est souvent apportée par les entreprises américaines qui ont des intérêts en Europe ou aux Etats-Unis avec des Européens, par exemple des vendeurs de F-35.
L’Allemagne a bien écouté le discours du président Eisenhower sur la puissance de lobbying du complexe militaro-industriel aux Etats-Unis. Elle n’est pas la seule. Beaucoup d’États européens pratiquent donc une stratégie que l’on pourrait qualifier « à la cosaque ». Ils laissent les Etats-Unis pénétrer certains secteurs de leur économie par des entreprises américaines du secteur de la défense pour mieux sécuriser leurs intérêts dans les marchés civils aux Etats-Unis. L’Union européenne (certes pas tous les États membres) y réalise globalement des milliards d’euros d’excédents et ceux-ci sont en forte croissance (198 milliards d’euros d’excédents en 2024 dans le commerce des biens). Les commandes d’armes américaines en Europe sont la meilleure des protection de cet excédent aux USA.
Les groupes américains très présents en Europe
Clairement, une addiction américaines aux contrats de défense juteux en Europe est installée. Ces acteurs économiques américains très influents dans leur pays aideront souvent des Européens contre les intérêts d’autres entreprises américaines dans le secteur civil. Les contre-pouvoirs aux Etats-Unis sont aussi parfaitement étudiés par les Européens afin de diviser les intérêts américains. Par exemple, en s’équipant d’armes américaines depuis des décennies, l’Allemagne a conquis en contrepartie – une forme de troc – des parts de marché très importantes aux Etats-Unis, notamment sur le marché automobile.
Les économies allemande et américaine sont très imbriquées. Des investissements réciproques sont opérés entre l’Allemagne et les Etats-Unis depuis des décennies. Une grande partie des excédents commerciaux allemands – plus de 2 000 milliards d’euros dans le monde entier en dix ans – est réinvestie aux Etats-Unis. L’Allemagne a utilisé pendant des années la liberté offerte par le droit du marché intérieur européen afin d’opérer des acquisitions de matériels de défense produits aux Etats-Unis. Le droit de la concurrence et la législation / les normes communes aux Européens sont inopérants en l’espèce. Pour les biens civils, il en irait autrement.
Si l’Allemagne n’avait pas acheté « made in USA » pour sa défense, les Etats-Unis auraient eu intérêt à taxer bien davantage les biens civils produits en Allemagne et importés sur leur territoire. Jusqu’alors les Etats-Unis se sont abstenus d’agir – en ce compris lors du premier mandat de Donald Trump et rien n’est clair pour le second -, en grande partie en raison du lobbying efficace des exportateurs d’armes américains en Europe.
Il est manifeste que les commandes massives de matériels de défense « made in USA » en Europe ont atténué l’intensité de la guerre commerciale entre l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis. Le président du Conseil européen, António Costa, a d’ailleurs déclaré au Wall Street Journal, le 30 juin 2025, qu’une « grande partie de ces 5% (de PIB européens consacrés à la défense) sera dépensée pour acheter des produits américains, et cela aidera à rééquilibrer les relations commerciales ». Le secteur de la défense n’a d’ailleurs pas l’exclusivité de ces pratiques. Le numérique est aussi concerné et les attaques arrivent dans le secteur de la culture et de l’audiovisuel.
Protéger les intérêts civils européens aux Etats-Unis
Tout est mobilisé pour protéger les intérêts civils européens aux Etats-Unis. L’excédent allemand dans les échanges de biens avec Washington est de 85 milliards d’euros en 2023, 92 milliards d’euros en 2024. Il est en constante progression depuis des années (cf. 53 milliards d’euros en 2020). Les Etats-Unis sont une priorité pour les Allemands. Cela représente bien plus que les 12 à 17 milliards d’euros d’excédent allemand annuel en France.
Ainsi… à quoi bon acheter des Rafale, même si l’avion est plus performant, moins cher, laisse davantage de souveraineté technologique ? Il convient d’ajouter qu’en raison du droit européen, la France – contrairement aux Etats-Unis – ne peut pas exercer de représailles sur les intérêts civils allemands en France. En effet, taxer les produits civils allemands importés en France constituerait une entrave aux règles du marché intérieur européen.
Quand le nouveau chancelier allemand dit vouloir discuter avec la France de la souveraineté européenne de défense, en ce compris en matière nucléaire, on peut donc s’interroger sur les motifs de ce changement d’approche bien ancrée en Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Étant donné son absence d’intention ferme de dénoncer les contrats avec les Etats-Unis pour acheter français ou même produire européen ensemble demain, il envoie un message aux Américains : « Si vous vous en prenez à nos intérêts civils aux Etats-Unis, nous avons des alternatives aux commandes de défense auprès de vos entreprises et vous perdrez des milliards de dollars de contrats ».
La pratique n’est pas récente. Elle a berné pendant des années des think tanks français qui produisent des études dans le but d’un rapprochement franco-allemand en matière de défense. On peut citer comme exemple la « boussole stratégique européenne » ou d’autres tentatives de recherche de convergences géopolitiques. Sa seule utilité est d’amorcer un faux plan B créant une illusion de rapprochement entre Européens, c’est-à-dire un signal envoyé aux Etats-Unis afin de montrer qu’il est possible de s’émanciper d’eux avec la France en cas d’intérêts trop divergents. Le SCAF, le futur système de combat européen, procède aussi beaucoup de cette logique.
Comme l’a déclaré l’ex vice-chancelier écologiste Robert Habeck, l’Allemagne ne fait pas de géopolitique mais de la géo-économie. Tant que les Etats-Unis, devenus plus ou moins fiables, gardent – même modérément – leur approche de défiance vis-à-vis des Russes, cela ne pose pas de problème. De plus, l’Allemagne a régulièrement montré qu’elle n’était pas effrayée par la Russie. Les intérêts partagés dans des secteurs stratégiques comme celui de l’énergie en attestent. Aucun changement n’est donc à attendre sauf à noter que l’Allemagne décide de surcroit de réarmer pour elle-même et pour vendre davantage d’armes en Europe et ailleurs. Elle en a les moyens et elle les déploie.
Cette prise de position a été publiée initialement sur La Tribune.