Après un premier article de Pier Virgilio Dastoli sur le droit de veto, nous publions ici un nouveau texte qui constitue un dialogue de sa part avec Mario Draghi. Ce dernier identifie également le manque démocratique de l’Europe et lui attribue une partie des causes de la sclérose qui nous frappe. Mais au final, que propose-t-il en la matière ?
Mario Draghi a déclaré, le 24 octobre à Oviedo, lors de la remise du prix Princesse des Asturies : « L’avenir de l’Europe doit être un chemin vers le fédéralisme dans une confédération qui ne parvient pas à répondre à ses besoins », ajoutant toutefois que cela « nécessiterait des conditions politiques qui n’existent pas aujourd’hui » et que « les défis auxquels nous sommes confrontés sont trop urgents pour attendre qu’elles apparaissent ».
D’où sa conviction qu’il faut miser sur « un nouveau fédéralisme pragmatique basé sur des thèmes spécifiques, flexible et capable d’agir au-delà des mécanismes plus lents du processus décisionnel européen » en réunissant « des coalitions de volontaires autour d’intérêts stratégiques communs (…) dans des secteurs technologiques forts qui s’accordent sur un régime commun permettant à leurs entreprises de se développer rapidement (…) ou des nations dotées d’industries de défense avancées qui unissent la recherche et le développement et financent des marchés publics communs, ou encore des leaders industriels qui co-investissent dans des secteurs critiques tels que les semi-conducteurs ou les infrastructures de réseau qui réduisent les coûts énergétiques ».
Quelques rappels sur les politiques européennes s’imposent
Il serait utile de rappeler et de rappeler à Mario Draghi que, en ce qui concerne les semi-conducteurs, l’Union européenne a fait de petits pas en avant en adoptant en 2023 un règlement sur les microchips (puces électroniques) dans le but de doubler la part européenne du marché mondial d’ici 2030. Ceci en mobilisant 43 milliards d’euros d’investissements publics et privés, dont 3,3 milliards provenant du budget européen.
Il serait également utile de rappeler et de rappeler à Mario Draghi que la politique européenne des réseaux d’énergie (RET-E) a été lancée en 2013 en la liant à l’objectif de réduction des émissions d’ici 2030 dans la perspective de la neutralité climatique d’ici 2050 et dans le cadre du Pacte vert européen avec un système qui combine décarbonisation, sécurité et innovation.
Enfin, il convient de rappeler et de rappeler à Mario Draghi qu’en matière de réseaux transeuropéens (article 172 du TFUE), de politique industrielle (article 173, paragraphe 3, du TFUE) et de recherche et développement technologique, y compris dans le domaine spatial (article 182, paragraphe 1, du TFUE), le Traité de Lisbonne a introduit la procédure législative ordinaire pour l’adoption à la majorité qualifiée dans le Conseil et à la majorité absolue au Parlement européen d’actions, de mesures et de programmes-cadres dans ces domaines.
Cela implique un contrôle démocratique parlementaire et la méthode de la coopération renforcée, qui exige le rôle de garantie de la Commission européenne et la consultation du Parlement européen, pourrait également s’appliquer à ces domaines.
Quid de la dimension supranationale de la construction européenne, M. Draghi ?
Étonnamment, Mario Draghi a soutenu que les coalitions de nations ou d’entreprises pourraient « contribuer à renouveler l’élan démocratique de l’Europe elle-même » car les gouvernements devraient demander le consentement de leurs opinions publiques nationales.
Plus surprenant encore, Mario Draghi a déclaré que « si nous voulions transférer plus de pouvoirs à l’Europe, ce modèle ne nous offrirait pas la légitimité démocratique pour le faire ». Comme si la gouvernance actuelle n’offrait pas déjà, à l’état embryonnaire, la légitimité démocratique du Parlement européen qui agit et décide au nom des citoyens qui l’ont élu. Sans oublier la légitimité constitutionnelle de la Cour de justice, qui affirme la primauté du droit européen afin de garantir l’égalité entre les États membres, et le rôle de la Commission européenne dans la défense des intérêts collectifs.
L’affirmation selon laquelle les gouvernements nationaux doivent être appelés à obtenir le soutien démocratique de leurs citoyens pour des objectifs communs spécifiques est très vague. Et nous inquiète quelque peu en raison d’une certaine vision confédérale qui oublie la dimension supranationale de la construction européenne et la valeur ajoutée des souverainetés partagées.
Compte tenu de ses multiples expériences nationales, européennes et internationales, et compte tenu de « l’inaction » qui entoure les propositions substantielles contenues dans son rapport sur la compétitivité — et ceux d’Enrico Letta sur le marché unique et de Niinistö sur la défense — nous nous attendions à une réponse précise à la question qu’il nous a posée : « Pourquoi ne parvenons-nous pas à changer ? ».
Nous nous attendions à une réflexion sur les raisons politiques, économiques et institutionnelles qui ont jusqu’à présent empêché « les volontaires » de s’engager dans la voie apparemment innovante du « fédéralisme pragmatique » ou les dirigeants industriels de co-investir dans les semi-conducteurs avec des accords de partenariat avec des pays où existent des matières premières dont l’Europe manque ou dans des infrastructures de réseau pour réduire les coûts énergétiques.
Un an après son rapport sur la compétitivité, l’intéressé regrette « l’inaction » dans les domaines stratégiques
Parmi les secteurs stratégiques cités par Mario Draghi, seul le secteur militaire semble sortir de « l’inaction » si l’on en croit l’enthousiasme digne d’une meilleure cause d’Ursula von der Leyen lorsqu’elle exprime sa satisfaction personnelle face à « la flambée des dépenses de défense » dans les pays européens — sur laquelle Sergio Mattarella a lancé un avertissement convaincant devant la Communauté de Sant’Egidio le 26 octobre. Chacun pour soi et chacun au détriment des dettes publiques nationales, avec une vision et des choix qui éloignent, voire entravent, l’objectif d’une défense commune.
Malgré les modestes progrès réalisés par l’Union européenne dans les domaines stratégiques indiqués par Mario Draghi dans son bref discours à Oviedo, il n’en reste pas moins que, un an après son rapport sur la compétitivité, il est difficile de contester l’alerte qu’il a lancée le 16 septembre, puis lors du Meeting de Rimini et encore avant cela à Coimbra sur « l’inaction ». Cette dernière concerne le déclin européen, la croissance de la dépendance qui menace la résilience, l’écart par rapport aux ambitions en matière de climat, de numérique et de sécurité, et l’incapacité à financer des systèmes sociaux en plein vieillissement.
Son modèle – qui rappelle L’Europe à la carte de Louis Armand en 1965 dans la petite Communauté des Six et qui s’est limité à ouvrir la voie aux programmes COST en matière de recherche, rendus plus ambitieux au début des années 1970 par le commissaire européen de l’époque, Altiero Spinelli – est la réponse efficace et pragmatique à la question « Pourquoi ne parvenons-nous pas à changer ? ».
Ne risque-t-il pas d’affaiblir la solidarité communautaire, d’accroître les inégalités, de réduire la transparence, de marginaliser le rôle du Parlement européen et d’éloigner la perspective fédérale pour la préparer lorsque les conditions seront réunies pour la réaliser?
La volonté politique d’agir pour mobiliser les forces nécessaires pour sortir de la crise ne peut être le fruit d’un sentiment partagé par les dirigeants, mais doit être fondée sur la capacité d’élaborer des propositions cohérentes avec l’intérêt collectif plutôt que sur la somme d’intérêts nationaux apparents. Le tout sur une méthode de décision qui implique — comme dans toute fédération — les États fédérés et les citoyen·es, et sur un pouvoir exécutif qui assume la responsabilité de sa mise en œuvre.
La poursuite d’hypothèses face à « l’inaction » au cœur de 70 ans d’histoire européenne
Au cours des 70 ans d’histoire de l’intégration européenne, diverses hypothèses ont été imaginées pour sortir des phases « d’inaction ».
Elles allaient de l’Europe à deux ou plusieurs vitesses de Willy Brandt et Leo Tindemans à la géométrie variable de Jacques Delors et à son oxymore de la Fédération des États-nations, en passant par l’hypothèse d’un nouveau traité adopté à la majorité du « projet Spinelli », l’Europe à cercles concentriques de François Mitterrand, puis l’« aimant » allemand (Kern Europa) de Schaeuble et Lamers, sans oublier les accords de Schengen, le protocole social de Maastricht et l’euro.
Chacune de ces hypothèses reposait sur la conviction qu’il fallait respecter l’objectif d’un processus d’intégration progressive du continent selon une méthode démocratique et en évitant la voie de la démolition de la méthode communautaire qui était sous-entendue dans L’Europe à la carte de Louis Armand.
Dans une phase de transition de la confédération à la fédération — qui exploite « l’élan démocratique » dont Mario Draghi a parlé à Oviedo – il serait utile de travailler sur la proposition d’assises interparlementaires en tant qu’espace public de démocratie représentative, accompagnées et complétées par une nouvelle session de la Conférence sur l’avenir de l’Europe en tant qu’espace public de démocratie participative. En outre, réfléchir à l’idée d’une consultation populaire parallèlement aux élections européennes de 2029 afin d’engager un processus constituant vers le fédéralisme européen.



Intéressant. Bien que tout cela soit encore assez confus, il me semble – et pour le dire autrement – que Draghi propose de relancer l’Europe par la voie de projets industriels communs, à l’instar d’Airbus. C’est la bonne voie.