Celle qui a rêvé le programme Erasmus nous a quitté. Nous ne souhaitons pas aujourd’hui lui rendre hommage en détaillant sa vie, mais en rappelant ce que fut son combat humaniste.
Après la seconde guerre mondiale, l’Europe en ruines et occupée à moitié par la Russie cherche à se reconstruire matériellement et moralement. Le choix de la Paix s’inscrit dans une vision claire : il ne s’agit pas d’une absence d’hostilité qu’on espère réciproque, mais de solidarités concrètes à édifier et multiplier. On partage le charbon et l’acier, les jumelages se multiplient. On échoue sur la défense commune, on fera marché commun.
Vient l’explosion de 68, à l’Ouest comme à l’Est. Le monde universitaire, corseté dans ses règles administratives et nationales, est remis en question par les étudiants. La Conférence permanente des recteurs des Universités Européennes se réunit à Genève en septembre 69, pour discuter de l’autonomie des Universités.
Dans la délégation italienne se trouve Sofia Corradi. Cette dernière a connu dix ans auparavant la mésaventure de devoir repasser en Italie son diplôme de l’Université de Columbia faute de reconnaissance par son Alma Mater. Ayant fait l’expérience de l’incroyable enrichissement d’aller se frotter à une culture étrangère, elle publie plusieurs articles sur l’éducation internationale. A Genève, elle va proposer un système relativement simple qui deviendra la base du programme Erasmus. Plutôt que par une introuvable harmonisation de l’ensemble des diplômes universitaires en Europe, la mobilité des étudiants peut être atteinte par la simple décision de chaque Université de reconnaître une année à l’étranger comme équivalente à une partie de son cursus. Des bourses devraient permettre à tout étudiant de profiter de cette opportunité, quelque soit la fortune de sa famille.
Dans les mois et les années qui suivent, les représentants des Universités italiennes, françaises et allemandes vont se rencontrer régulièrement pour déterminer comment cette idée peut être mise en pratique. Les filières d’études sont déterminées, les échelles de notation traduites d’un pays à l’autre, des contrats types inter-universitaires sont rédigés pour une validation a priori des études de l’étudiant faisant son transfert, puis des certificats internationaux type permettant à chaque Université d’accepter ou non un diplôme a posteriori. La plume n’est jamais loin de la main de Sofia Corradi. Avec l’accord des ministres concernés, les premiers échanges très réduits se mettent en place.
Puis, dès 1973 et jusqu’à la seconde moitié des années 70 après les accords d’Helsinki, les Universités les plus en pointe vont tenter d’inclure l’Europe de l’Est dans ce système d’échange pour contribuer à la détente et la construction de la Paix. Mais le rideau de fer ne permet plus ce genre de coopération, et en 1975 à la Conférence permanente des recteurs des Universités Européennes réunie à Vienne, plusieurs délégations nationales dont les français, les italiens (avec Sofia Corradi) et les yougoslaves se mettent d’accord pour quitter la salle et retirer le quorum aux présents afin d’empêcher un enregistrement formel de l’échec. Les recteurs d’Europe de l’Est ne rejoignent pas la Conférence et les échanges seront par la suite plus informels.
Pendant ce temps, la Communauté économique européenne se cherche un rôle dans l’éducation. Ne disposant que d’une compétence réduite à la formation professionnelle, sa légitimité à agir dans le domaine universitaire est limitée. Formellement, il n’existe pas en théorie de Conseil des ministres de l’éducation. En 1974, le rapport Dahrendorf adopte la logique de la reconnaissance des diplômes extérieurs par chaque Université imaginée par Sofia Corradi et abandonne l’idée d’une harmonisation des diplômes. Dès 1976, la CEE commence à financer des Universités pour ces programmes d’échanges. Initialement, le financement est limité aux processus administratifs entre Universités, mais rapidement il s’étendra aux bourses étudiantes. L’initiative entre une partie des Universités françaises, italiennes et allemandes, financée par la CEE, servira de prototype pour le programme Erasmus. Sofia Corradi participera en tant qu’experte au lancement de ce dernier en 1986, qui a failli avorter en raison d’un désaccord sur les compétences de la CEE et sur les financements à y apporter.
Sofia Corradi continuera à s’investir autour d’une éducation par delà les frontières, et en particulier celle des adultes. Elle a toujours considéré Erasmus comme une « mission pacifiste ».
Ce programme qui n’a initialement concerné qu’une poignée d’étudiants est devenu un élément structurant des études. Durant ses 20 premières années, 2 millions d’étudiants européens en ont bénéficié. Dans les quinze suivantes, plus de 15 millions. Pour beaucoup, il s’agit d’une année de découverte d’autres pays, d’autres cultures. Pour d’autres la rencontre produira des couples, des enfants, des installations. Pour tous un imaginaire que l’Europe est là, à portée de main.
Pour finir un témoignage personnel : en 2010 a eu lieu le Printemps arabe. Sauvons l’Europe s’est rendue en Tunisie pendant la Révolution de Jasmin, et une chose nous a frappée: les gens que nous rencontrions, étudiants, hackers, journalistes, avocats, syndicalistes, de tous âges, avaient tous un point en commun. Ils étaient passés par la France pour étudier et y avaient pris goût à la liberté et à la démocratie. Dans les turbulences des années qui allaient suivre, il nous a semblé important de sauvegarder ce ferment. Nous avons imaginé de revenir aux sources d’Erasmus pour préserver une voie de passage dans la fermeture que nous pressentions: une coopération entre Universités, avec l’accord de l’Université de départ. Cet Erasmus Euromed a fait l’objet d’une déclaration écrite par le Parlement européen, mais n’a jamais reçu de réponse de la Commission malgré le soutien personnel de Martin Schulz, Président du Parlement. Il faudra remettre ce fil sur le métier, ou trouver autre chose. Il nous revient, sous des formes diverses, de faire vivre l’héritage que nous laissent des défricheurs de Paix comme Mamma Erasmus.