Après l’appel de Coimbra en mai, Mario Draghi intervenait ce 22 Août à Remini, dans le cadre du mouvement « Communion & Libération ». Alors que l’avenir de la Présidente de la Commission européenne interroge de plus en plus, ou que l’on peine à voir la marque d’Antonio Costa sur le Conseil européen, l’ancien Président de la BCE et Président du conseil italien continue d’incarner une vision et une capacité à faire unique. A l’heure des tempêtes qui assiègent l’Union européenne, Mario Draghi s’inscrit de plus en plus dans les pas des pères fondateurs. Nous reproduisons ici une traduction de son appel à transformer la construction européenne existante.
Pendant des années, l’Union européenne a cru que sa dimension économique, avec 450 millions de consommateurs, apporterait par elle-même une puissance géopolitique et un levier dans les relations commerciales internationales. On se souviendra de cette année comme de l’année où cette illusion s’est évaporée.
Nous avons dû nous résigner aux tarifs douaniers imposés par notre plus grand partenaire commercial et allié de longue date, les États-Unis. Nous avons également été poussés par ce même allié à augmenter nos dépenses militaires, une décision que nous aurions peut-être dû prendre de toute façon – mais sous des formes et d’une manière qui ne reflètent probablement pas l’intérêt de l’Europe. Bien qu’elle ait apporté la plus grande contribution financière à la guerre en Ukraine et bien qu’elle ait le plus grand intérêt à une paix juste, l’Union européenne n’a jusqu’à présent joué qu’un rôle assez marginal dans les négociations de paix.
Pendant ce temps, la Chine a ouvertement soutenu l’effort de guerre de la Russie tout en augmentant sa capacité industrielle afin d’inonder l’Europe d’une production excédentaire, maintenant que l’accès au marché américain est limité par de nouvelles barrières imposées par le Gouvernement des Etats-Unis.
Les protestations européennes ont eu peu d’effet : la Chine a clairement indiqué qu’elle ne considérait pas l’Europe comme un partenaire égal et utilise son contrôle sur les terres rares pour rendre notre dépendance de plus en plus contraignante.
L’Europe est également restée les bras croisés alors que les sites nucléaires iraniens étaient bombardés et que le massacre de Gaza s’intensifiait. Ces événements ont balayé toute illusion selon laquelle l’économie seule pouvait une assurer une forme de pouvoir géopolitique. Il n’est donc pas surprenant que le scepticisme à l’égard de l’Europe ait atteint de nouveaux sommets. Mais il est important de se demander : à quoi s’adresse réellement ce scepticisme ?
À mon avis, il ne s’agit pas d’un scepticisme à l’égard des valeurs sur lesquelles l’Union européenne a été fondée : la démocratie, la paix, la liberté, l’indépendance, la souveraineté, la prospérité, l’équité. Même ceux qui soutiennent que l’Ukraine devrait se rendre aux exigences de la Russie n’accepteraient jamais le même sort pour leur propre pays ; eux aussi attachent de la valeur à la liberté, à l’indépendance et à la paix, même si ce n’est que pour eux-mêmes.
Je pense plutôt que le scepticisme concerne la capacité de l’Union à défendre ces valeurs. C’est en partie compréhensible. Les modèles d’organisation politique, en particulier les modèles supranationaux, émergent au moins en partie pour résoudre les problèmes de leur temps. Lorsque ces problèmes changent au point de rendre les structures existantes fragiles et vulnérables, ces structures doivent elles-mêmes changer.
L’UE a été créée parce que, dans la première moitié du XXe siècle, les modèles précédents d’organisation politique – les États-nations – avaient dans de nombreux pays totalement échoué à défendre ces valeurs. De nombreuses démocraties avaient abandonné toutes les règles au profit de la force brute, et l’Europe a plongé dans la Seconde Guerre mondiale.
Il était donc presque naturel pour les Européens de développer une forme de défense collective de la démocratie et de la paix. L’Union européenne était une évolution qui s’attaquait au problème le plus urgent de l’époque : la tendance de l’Europe à glisser dans le conflit. Et il est intenable d’affirmer que nous serions mieux sans elle.
L’Union a ensuite évolué à nouveau dans les années d’après-guerre, s’adaptant progressivement à la phase néolibérale entre les années 1980 et le début des années 2000. Cette période a été caractérisée par la foi dans le libre-échange et l’ouverture des marchés, par un engagement commun envers les règles multilatérales et par une réduction consciente du pouvoir de l’État, les États attribuant des tâches et une autonomie à des organismes indépendants.
L’Europe a prospéré dans ce monde : elle a transformé son marché commun en marché unique, est devenue un acteur clé de l’Organisation mondiale du commerce et a créé des autorités indépendantes chargées de la concurrence et de la politique monétaire. Mais ce monde a pris fin, et beaucoup de ses caractéristiques ont disparu.
Alors qu’autrefois on comptait sur les marchés pour guider l’économie, il existe aujourd’hui des politiques industrielles de grande envergure. Alors qu’il y avait autrefois le respect des règles, on use à présent de la force militaire et de la puissance économique pour protéger les intérêts nationaux. Alors qu’autrefois l’État voyait ses pouvoirs diminuer, aujourd’hui tous les instruments sont employés au nom du Gouvernement.
L’Europe est mal équipée dans un monde où , plutôt que l’efficacité, la géoéconomie, la sécurité et la stabilité des sources d’approvisionnement façonnent les relations commerciales internationales. Notre organisation politique doit s’adapter aux exigences existentielles de son époque : nous, Européens, devons parvenir à un consensus sur ce que cela emporte.
Il est clair que le démantèlement de l’intégration européenne pour revenir à la souveraineté nationale ne ferait que nous exposer davantage à la volonté des grandes puissances.
Mais il est tout aussi vrai que, pour défendre l’Europe contre le scepticisme croissant, nous ne devons pas chercher à projeter les réalisations passées dans l’avenir dans lequel nous sommes sur le point d’entrer : les succès que nous avons remportés au cours des décennies précédentes étaient en réalité des réponses aux défis spécifiques de leur époque, et ils nous disent peu de choses sur notre capacité à relever les défis qui nous attendent aujourd’hui. Reconnaître que la force économique est une condition nécessaire mais non suffisante à la force géopolitique permet de déclencher enfin une véritable réflexion politique sur le futur de l’Union.
Nous pouvons trouver confort dans le fait que l’Union européenne a été capable de changer par le passé. Mais s’adapter à l’ordre néolibéral était, en comparaison, une tâche relativement facile. L’objectif principal était alors d’ouvrir les marchés et de limiter l’intervention de l’État. L’Union Européenne pouvait agir essentiellement en tant que régulateur et arbitre, esquivant ainsi le problème plus ardu de l’intégration politique.
Pour faire face aux défis du jour, l’Union européenne doit se transformer d’un spectateur – ou au mieux d’un second rôle – en un protagoniste. L’évolution de son organisation politique est également indissociable de sa capacité à atteindre ses objectifs économiques et stratégiques. Et les réformes économiques restent une condition nécessaire de cette prise de conscience. Près de quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la défense collective de la démocratie est considérée comme acquise par des générations qui n’ont pas de mémoire de cette époque. Leur engagement en faveur de la construction politique européenne dépend en grande partie de sa capacité à offrir à ses citoyens des perspectives d’avenir, y compris la croissance économique qui en Europe a été bien inférieure à celle du reste du monde au cours des trente dernières années.
Le Rapport sur la compétitivité européenne a identifié de nombreux domaines dans lesquels l’Europe perd du terrain et où les réformes sont les plus urgentes. Mais un thème revient à l’ensemble de ses recommandations : la nécessité d’exploiter pleinement la dimension européenne dans deux directions.
La première est le marché intérieur. L’Acte Unique a été adopté il y a près de quarante ans, mais d’importants obstacles au commerce en Europe subsistent. Leur suppression aurait un impact substantiel sur la croissance de l’Europe. Le Fonds Monétaire International a calculé que, si nos barrières internes étaient réduites au niveau du marché américain, la productivité du travail dans l’Union Européenne pourrait s’accroître d’environ 7 % en sept ans. Considérez qu’au cours des sept dernières années, la croissance totale de la productivité dans notre pays [l’Italie] n’a été que de 2 %.
Le coût de ces barrières est déjà visible. Les États européens se lancent dans une entreprise militaire massive, avec 2 000 milliards d’euros, dont un quart en Allemagne, de dépenses de défense supplémentaires prévues d’ici 2031. Pourtant, nous avons des barrières internes équivalentes à un droit de douane de 64 % sur les machines et de 95 % sur les métaux.
Il en résulte un ralentissement des appels d’offres, un renchérissement des coûts et une augmentation des achats auprès de fournisseurs non européens sans même nos propres économies : tout cela en raison des obstacles que nous nous imposons à nous-mêmes.
La deuxième dimension est la technologie. Un point est désormais clair dans la manière dont évolue l’économie mondiale : aucun pays qui aspire à la prospérité et à la souveraineté ne peut se permettre d’être exclu des technologies critiques. Les États-Unis et la Chine utilisent ouvertement leur contrôle sur les ressources et les technologies stratégiques pour obtenir des concessions dans d’autres domaines : toute dépendance excessive est devenue incompatible avec la souveraineté sur notre propre avenir.
Aucun pays européen ne dispose à lui seul des ressources nécessaires pour développer les capacités industrielles nécessaires au développement de ces technologies. L’industrie des semi-conducteurs illustre bien ce défi. Les puces sont essentielles à la transformation numérique en cours, mais les usines pour les produire nécessitent des investissements massifs.
Aux États-Unis, les investissements publics et privés sont concentrés sur un petit nombre de grandes usines, avec des projets allant de 30 à 65 milliards de dollars. En Europe, en revanche, la plupart des dépenses sont effectuées au niveau national, essentiellement par le biais d’aides d’État. Les projets sont beaucoup plus petits, généralement entre 2 et 3 milliards d’euros, et dispersés à travers nos pays avec des priorités divergentes.
La Cour des comptes européenne a déjà averti qu’il est peu probable que l’UE atteigne son objectif d’augmenter sa part de marché mondial dans ce secteur à 20 % d’ici 2030, contre moins de 10 % aujourd’hui.
Ainsi, qu’il s’agisse de la dimension du marché intérieur ou de la technologie, revenons au point fondamental : pour atteindre ces objectifs, l’Union Européenne doit prendre le chemin de nouvelles formes d’intégration.
Nous avons des moyens de le faire : par exemple avec le « 28e régime » opérant au-dessus du niveau national [il s’agit de la proposition de créer un régime juridique européen concurrent des régimes nationaux pour lequel les entreprises pourraient opter, ce qui permettrait de contourner les problèmes d’harmonisation], ou avec des accords sur des projets d’intérêt européen commun et leur cofinancement, condition essentielle pour atteindre le seuil d’autosuffisance sur le plan technologique et économique.
Il y a quelques années à cette même rencontre, je répétais qu’il existe des bonnes et des mauvaises dettes. La mauvaise dette finance la consommation actuelle en laissant le fardeau aux générations futures. La bonne dette sert à financer les investissements dans les priorités stratégiques et dans l’augmentation de la productivité. Elle génère la croissance qui servira à son remboursement. Aujourd’hui, dans certains secteurs, une bonne dette n’est plus possible au niveau national car les investissements réalisés isolément ne peuvent pas atteindre la dimension nécessaire pour stimuler la productivité et justifier la dette.
Seules des formes de dette commune peuvent soutenir des projets européens de grande ampleur, que des efforts nationaux fragmentés ne pourront pas mettre en œuvre.
Ceci est valable : pour la défense, en particulier pour la recherche et le développement ; pour l’énergie, avec les investissements nécessaires dans les réseaux et les infrastructures européens ; pour les technologies de rupture, un domaine où les risques sont très élevés mais où les succès potentiels sont cruciaux pour transformer nos économies.
Le scepticisme nous aide à voir à travers le brouillard de la rhétorique, mais nous avons aussi besoin d’espoir de changement et de confiance en notre capacité à y parvenir.
Vous avez tous grandi dans une Europe où les États-nations ont perdu de leur importance relative. Vous avez grandi en tant qu’Européens dans un monde où il est naturel de voyager, de travailler et d’étudier dans d’autres pays. Beaucoup d’entre vous acceptent d’être à la fois italiens et européens ; beaucoup d’entre vous reconnaissent que l’Europe permet aux petits pays d’atteindre ensemble des objectifs qu’ils ne pourraient jamais atteindre seuls, surtout dans un monde dominé par des superpuissances comme les États-Unis et la Chine. Il est donc naturel d’espérer le renouveau de l’Europe.
Nous avons également vu, au fil des ans, que l’Union Européenne a été capable de s’adapter dans des situations d’urgence, parfois au-delà de toutes les attentes.
Nous avons réussi à briser des tabous historiques tels que la dette commune dans le cadre du programme Next Generation EU et à nous entraider pendant la pandémie. Nous avons mené, en un temps record, une vaste campagne de vaccination. Nous avons fait preuve d’une unité et d’une participation sans précédent dans notre réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Mais il s’agissait de réponses à des situations d’urgence. Le défi est maintenant d’agir avec la même détermination en temps ordinaire, alors que nous sommes confrontés aux nouvelles formes du monde dans lequel nous entrons. C’est un monde qui nous regarde sans sympathie, qui n’attend pas après la lenteur de nos rites décisionnels communautaires de décision pour imposer sa force. C’est un monde qui exige une rupture dans nos objectifs, nos calendriers et nos méthodes de travail. La présence de cinq chefs d’État européens et des présidents de la Commission européenne et du Conseil lors de la dernière réunion de la Maison Blanche a été une manifestation d’unité qui signifie plus pour les citoyens que d’innombrables rassemblements à Bruxelles.
Jusqu’à présent, une grande partie de l’adaptation est venue du secteur privé, qui a fait preuve de résilience malgré la grande instabilité des nouvelles relations commerciales. Les entreprises européennes adoptent les technologies numériques de nouvelle génération, y compris l’intelligence artificielle, à un rythme comparable à celui des États-Unis. Et l’importante base manufacturière européenne permet de répondre à une demande croissante par plus de production interne.
Ce qui est à la traîne, c’est le secteur public où des changements décisifs sont les plus nécessaires.
Les gouvernements doivent définir les secteurs à privilégier pour la politique industrielle. Ils doivent supprimer les obstacles inutiles et revoir les structures d’autorisation dans le secteur de l’énergie. Ils doivent se mettre d’accord sur la manière de financer les investissements gigantesques nécessaires à l’avenir, estimés à environ 1,2 trillion d’euros par an. Et ils doivent concevoir une politique commerciale adaptée à un monde qui abandonne les règles multilatérales.
En bref, ils doivent retrouver l’unité d’action – et ils doivent le faire non pas lorsque les circonstances sont devenues insoutenables, mais maintenant, alors que nous avons encore le pouvoir de façonner notre avenir.
Nous pouvons changer la trajectoire de notre continent. Transformez votre scepticisme en action, faites entendre votre voix. L’Union européenne est avant tout un mécanisme permettant d’atteindre les objectifs partagés par ses citoyens. C’est notre meilleure chance d’un avenir de paix, de sécurité et d’indépendance : c’est une démocratie, et c’est nous, vous, ses citoyens, les Européens, qui décidons de ses priorités.