Conseil de l’Europe : l’état d’urgence « met en danger la cohésion sociale »

Sitôt après le Secrétaire général du Conseil de l’Europe Thorbjorn Jagland, c’est le Commissaire aux droits de l’homme, Nils Muiznieks, qui intervient dans le débat français à travers une tribune publiée dans Le Monde. Il met en exergue la relative inefficacité de l’état d’urgence, et pointe l’ampleur du glissement. En particulier, le climat de défiance et de stigmatisation vis à vis des croyants en l’Islam dans lequel cette situation policière exceptionnelle intervient, et se maintient, met pour lui en danger la cohésion sociale française.

Cette offensive concertée du Conseil de l’Europe vers la France doit nous secouer. Les problèmes qui sont soulevés seraient plutôt attendus dans des pays qui glissent ouvertement vers une pratique autoritaire du pouvoir, tels que la Hongrie ou la Turquie. Que les institutions européennes nous prennent ainsi à partie doit être un signal que notre débat national est en train de perdre le contact avec un certains nombre de principes de bases que nous avons voulu réaffirmer au sortir de la seconde guerre mondiale. C’est le rôle de ces institutions de servir de ligne de rappel, sachons nous appuyer sur elles pour revenir à un Etat de droit pleinement protecteur des libertés individuelles. Les terroristes ne nous forcerons pas à abandonner nos acquis communs.

Les récentes déclarations du gouvernement français annonçant son intention de demander au Parlement de prolonger l’état d’urgence laissent présager une période difficile pour les droits de l’homme en France. Proclamé et prolongé dans l’émotion provoquée par les horribles attaques de Paris de novembre 2015, cet état d’urgence semble avoir eu des effets concrets relativement limités en matière de la lutte contre le terrorisme, mais il a en revanche fortement restreint l’exercice des libertés fondamentales et affaibli certaines garanties de l’Etat de droit. Il faut éviter de pérenniser cette situation.

Parmi les effets les plus préoccupants de la mise en œuvre de l’état d’urgence figurent les perquisitions administratives réalisées sans autorisation judiciaire préalable et les assignations à résidence de bon nombre de personnes sans lien avec le terrorisme. Bien que les chiffres communiqués par les autorités fassent état d’une diminution du nombre de ces mesures, des préoccupations demeurent quant à leur légitimité et à leur proportionnalité. Le juge administratif exerce certes un contrôle a posteriori, mais le juge judiciaire – garant de la liberté individuelle – est exclu du processus décisionnel, qui repose ainsi uniquement sur l’autorité administrative.

Dans cette configuration, des abus ont été commis par les forces de police. En particulier des interventions violentes fondées sur des informations incorrectes ont causé une grande souffrance morale et des dommages matériels lourds chez des personnes n’ayant aucun lien avec le terrorisme. Les victimes de ces opérations – qui sont parfois des familles avec enfants – n’ont que des recours limités pour contester le bien-fondé des mesures dont elles ont fait l’objet. S’il est vrai qu’un dédommagement est en théorie possible, il semble compliqué à obtenir en pratique car, comme l’a relevé le Défenseur des droits, une copie du procès-verbal de perquisition mentionnant les dommages occasionnés n’est pas toujours remise aux personnes dont le domicile a été perquisitionné.

De plus, il sera difficile de surmonter le traumatisme que ces opérations ont produit sur beaucoup des personnes ciblées injustement.

Un très grand nombre de mesures mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence ont visé des personnes de confession musulmane, ou supposées telles. Des responsables religieux et des organisations non gouvernementales ont publiquement fait état du profond malaise que cela suscite parmi la population musulmane, qui se sent ciblée, discriminée, et craint d’être assimilée au fanatisme et au terrorisme dans lesquels elle ne se reconnaît pas. Ces mesures visant des personnes de confession musulmane sans lien avec le terrorisme contribuent à renforcer la stigmatisation ainsi que la marginalisation des musulmans et mettent donc en danger la cohésion sociale. Le vivre-ensemble, auquel la France est si justement attachée, exige que des réponses concrètes soient apportées à ces craintes légitimes.

La liberté de manifester – liberté fondamentale dans toute démocratie – s’est également trouvée prise dans les mailles sécuritaires de l’état d’urgence, et la France a suspendu partiellement l’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Ceci a pour effet d’affaiblir plus encore la protection des droits de l’homme et de restreindre fortement la possibilité pour un individu de contester les abus des autorités administratives et de la police devant une cour internationale.

Cet état exceptionnel pourrait bientôt devenir ordinaire. Il est compréhensible et justifié que l’Etat se mobilise pour protéger sa population face à une menace terroriste qui reste réelle. Toutefois, continuer dans la voie tracée jusqu’à présent n’est pas souhaitable, car la pérennisation de l’état d’urgence aggraverait la polarisation de la société et affaiblirait l’Etat de droit. Continuer à donner plus de pouvoir à l’exécutif tout en réduisant celui de l’autorité judiciaire risque de saper le système de poids et contrepoids nécessaire dans une démocratie et de conduire à une augmentation du nombre d’opérations abusives et attentatoires aux libertés, sans pour autant rendre la France plus sûre.

Les décisions auxquelles le gouvernement et le Parlement français sont confrontés sont difficiles et lourdes de conséquences. C’est pourquoi elles doivent être prises dans un climat de gravité, mais aussi de sérénité. Il est impératif que les arguments et les préoccupations soulevés par tous les acteurs du débat démocratique soient entendus.

Je pense en particulier aux commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui exercent un contrôle parlementaire sur la mise en œuvre de l’état d’urgence, ainsi qu’au Défenseur des droits et à la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui ont émis d’importantes réserves quant aux mesures prises et à la marginalisation du juge judiciaire dans ce contexte. Je pense également aux organisations professionnelles de magistrats, d’avocats et de policiers, aux universitaires et aux organisations de défense des droits de l’homme et des libertés.

Enfin, l’avis des organismes internationaux, tels que le Conseil de l’Europe – dont l’Assemblée parlementaire vient de consacrer un débat aux mesures pour lutter contre le terrorisme tout en respectant les droits de l’homme –, doit aussi être pris en compte dans le processus décisionnel.

Les terroristes se nourrissent des peurs. Ils veulent nous faire croire que nous devons choisir entre libertés et sécurité. Or, une démocratie n’a pas à faire ce choix. Un Etat démocratique doit s’opposer à la barbarie du terrorisme en évitant d’affaiblir l’Etat de droit et le respect des droits de l’homme. Ne pas réussir à trouver cet équilibre serait une victoire pour les terroristes.

Nils Muiznieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

 

 

 

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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6 Commentaires

  1. L’Etat d’Urgence

    revient à enlever à la justice son contrôle de l’exécutif

    à supprimer la séparation des pouvoirs indispensable à la
    démocratie.

    Pourquoi?

    Il est suggéré que ce serait plus efficace contre le terrorisme, ce
    qui induit,

    ou bien la lenteur du juge ou sa non-disponibilité

    ou bien, plus grave, son, désaccord.

    Nous n’avons aucun élément permettant de juger de cette efficacité,
    juste quelques chiffres qui datent des premières 6 semaines.

    J’espère que c’est efficace et que cette efficacité n’est pas
    commentée pour demeurer?

    En tout état de cause,

    l’abandon de la séparation des pouvoirs exprime essentiellement un
    grand doute quant au pouvoir judiciaire.

    On a trop vu de rapports et témoignages bidons des forces de l’ordre
    pour ne pas éprouver un grand doute….

    Ce qui est fascinant c’est la volonté de convaincre de ce
    gouvernement, sans donner la moindre raison objective, y compris à
    l’AN.

    L’ajout de la déchéance de nationalité, « symbolique » dit Valls, fait
    douter de l’ensemble.

    Il me semble que cette gesticulation n’est pas motivée par le
    terrorisme mais par 2017,

    La tactique politicienne prendrait ainsi le pas sur le droit?

    Inscrire l’abandon de la séparation des pouvoirs dans la
    Constitution, c’est accepter qu’un Pouvoir l’utilise.

    Lorsque Valls se réclame des « valeurs de la République » , c’est pour
    mieux s’en libérer.

  2. Une situation totalement anormale, consécutive à des attentats que l’État a – pour le moins – favorisé, par ses interventions illégales en Syrie dans le cadre de l’OTAN, soutenu en cela par « l’Union » €uropéenne, et par son soutien connu aux terroristes de Daesh et aussi en refusant la liste des ressortissants radicalisés français que les services secrets syrien lui proposaient, conformément aux demandes et pressions de l’administration américaine.
    Et ce sont des personnalités extérieures à notre pays qui s’en inquiètent, tandis que c’est une véritable omerta dans nos médias totalement aux ordres de l’oligarchie que sont leurs actionnaires et le gouvernement.
    Cela en dit long sur l’état dramatique de notre pays et de notre « démocratie »…

  3. L’état d’urgence correspond à un réflexe de peur.
    Il est irraisonné, ou au contraire, s’appuyant sur cette peur, il correspond à une stratégie de « dictature » dans un repli derrière un pouvoir fort et non partagé.
    Il nie l’égalité en droits de tous les humains et le respect de ces droits, allant jusqu’à la déchéance qui correspond à un refus au droit d’exister.
    Le problème est que ce terrorisme répond aux mêmes réflexes et fait des adeptes parmi les personnes faibles psychologiquement qui deviennent complices (victimes) de manipulateurs assoiffés de pouvoir.
    Ce même réflexe de peur conduit à un repli sur soi et à un rejet de celui qui est différent, et en particulier les étrangers, ou les migrants.

    Sauver l’Europe devrait être une étape de la sauvegarde de l’humanité par la sauvegarde de l’égalité en droits de tous les humains sur terre, et le respect de leurs droits dans un fonctionnement démocratique.

    Le nationalisme est une erreur s’il conduit à exclure, alors qu’il devrait participer à une entente entre les peuples. De même que chaque citoyen avec ses qualités et ses actes participe au bien être collectif, les nations devraient participer au progrès de l’humanité et à la construction d’une paix durable.
    Cela passe par le refus de toute forme d’exclusion.

  4. @ruoma:disqus
    le fantasme conspirationniste nous manquait: heureusement Ruoma est là!!!!

    @pap63:disqus
    votre fraicheur naïve est touchante!
    Imaginez-vous sérieusement être seul capable d’imaginer une explication?
    Croyez-vous que le cynisme est absent de ces contorsions de foire?
    Pensez-vous que nos gouvernants sont incapables d’analyse? ne savent pas que ces pitoyables pantomimes sont inefficaces pour leur objectif décrit, et à rendement politique seulement?
    Vous a-t-il échappé que la côte de Hollande monte avec les attentats et leurs traitements et conséquences?
    Il n’y a pas d’angélisme ici, à part l’angélisme réputé de la Gauche sur la Sécurité.

    • Ah, que voilà une réflexion pleine de pertinence et d’arguments…
      D’autant que la formule « fantasme conspirationniste » ressemble assez à un pléonasme, histoire d’enfoncer le clou.
      Vous avez probablement raison… Depuis la nuit des temps, les conspirations, complots et autre conjurations n’ont en réalité jamais existé.
      La Réserve fédérale est une banque privée mais, à l’époque, ils avaient quand même fait un référendum pour demander leur avis aux américains.
      Les armes de destruction massive de Saddam Hussein ont disparu malencontreusement lorsque les américains sur place ont tenté de les trouver pour les détruire, mais vous pouvez croire Colin Powell quand il brandissait sa fiole d’anthrax et c’est pourquoi ils sont intervenus pour défendre la population.
      Plus récemment, Victoria Nuland avait une conversation téléphonique anodine avec son ambassadeur en Ukraine au moment où il fallait trouver un successeur à Ianoukovitch… On trouve l’enregistrement sur Internet, rappelez-vous, c’est la fameuse exclamation « Fuck the EU ! ».
      Mais tout ça, ça n’a rien à voir avec des complots contre la sûreté d’États.
      Ce ne sont que des manœuvres secrètes de déstabilisation et de prises de contrôle…
      Au fait, renseignez-vous quand même sur l’histoire de l’utilisation du terme de « conspirationniste ».

  5. @jlcatalan

    Ah, que voilà une réflexion pleine de pertinence et d’arguments…
    D’autant que la formule « fantasme conspirationniste » ressemble assez à un pléonasme, histoire d’enfoncer le clou.
    Vous avez probablement raison… Depuis la nuit des temps, les conspirations, complots et autre conjurations n’ont en réalité jamais existé.
    La Réserve fédérale est une banque privée mais, à l’époque, ils avaient quand même fait un référendum pour demander leur avis aux américains.
    Les armes de destruction massive de Saddam Hussein ont disparu malencontreusement lorsque les américains sur place ont tenté de les trouver pour les détruire, mais vous pouvez croire Colin Powell quand il brandissait sa fiole d’anthrax et c’est pourquoi ils sont intervenus pour défendre la population.
    Plus récemment, Victoria Nuland avait une conversation téléphonique anodine avec son ambassadeur en Ukraine au moment où il fallait trouver un successeur à Ianoukovitch… On trouve l’enregistrement sur Internet, rappelez-vous, c’est la fameuse exclamation « Fuck the EU ! ».
    Mais tout ça, ça n’a rien à voir avec des complots contre la sûreté d’États.
    Ce ne sont que des manœuvres secrètes de déstabilisation et de prises de contrôle…
    Au fait, renseignez-vous quand même sur l’histoire de l’utilisation du terme de « conspirationniste ».

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