⁴Ce 7 octobre marquait comme chaque année depuis 2008 la Journée mondiale pour le travail décent. Alors que les premières annonces programmatiques de la Commission, début 2025, ont été destinées aux entreprises, cette journée n’a malheureusement pas été une célébration pour des millions de travailleurs et de travailleuses, légitimement inquiet·es pour leur avenir…
Grand flou autour de la question du social
Si les paquets de « simplification » Omnibus se sont multipliés depuis février 2025, « la feuille de route pour des emplois de qualité », quant à elle, tarde encore à se concrétiser. Heureusement, pour patienter jusqu’aux annonces officielles début décembre, quelques éléments de teasing ont été disséminés dans de récents discours d’Ursula von der Leyen… Ainsi, même si la question du social n’était pas, loin s’en faut, au cœur du discours sur l’état de l’Union européenne en septembre, la présidente de la Commission a tout de même laissé entrevoir la piste d’une initiative législative. Cependant, la question de son contenu reste encore floue… Il y a pourtant urgence.
La situation est en effet critique à bien des égards : les travailleurs et travailleuses pauvres dans de nombreux pays européens dépensent parfois plus d’un tiers de leurs revenus en loyer, ou ne parviennent plus à chauffer leur logement, regardent les inégalités se creuser tandis que leurs salaires et conditions de travail se dégradent. Les plans de réindustrialisation et de décarbonation ne remplissent pas les promesses de création d’emplois qualifiés. Cela vient alimenter le sentiment de défiance déjà fort envers les institutions européennes, et les votes vers des partis anti-européens, notamment d’extrême-droite.
Forum social de Porto : des annonces encourageantes en attente de mesures législatives
Après la déclaration de La Hulpe en 2024, qui avait été adoptée par toutes les parties — sauf les représentants patronaux de Business Europe — les attentes étaient fortes et se sont exprimées lors du Forum social de Porto fin septembre. Cet évènement avait vocation à élaborer un nouveau plan d’action pour le socle européen des droits sociaux, mais également à contribuer à la future feuille de route pour des emplois de qualité. Malgré les annonces encourageantes sur la réduction de la pauvreté notamment, les changements significatifs ne pourront avoir lieux qu’avec une volonté politique forte portant de nouvelles mesures législatives. Sans cela, ni la planification écologique pour une transition juste, ni l’encadrement de l’intelligence artificielle au service des humains, ni le renforcement des services publics ne seront possible. La dérégulation viendra renforcer la dilution des responsabilités dans des chaines de sous-traitance toujours plus longues.
Les questions sociales ne sont pas très populaires, dans une Commission ne comportant que quatre socialistes, et alors que les équilibres au Conseil et au Parlement européen se sont déplacés vers des positions plus conservatrices. La tendance n’est pas à de nouvelles règles et contraintes sur les Etats et les entreprises, malgré l’accroissement des inégalités. Alors que la présidente de la Commission a fait face à nouveau à deux motions de censure, lors de la dernière plénière du Parlement européen, et que certains eurodéputé·es de sa propre coalition n’hésitent pas à voter ces motions, voire à envisager de déposer la leur, il n’est pas aisé de donner des gages à l’ensemble des partenaires. Il est cependant plus que temps que l’Europe tienne sa promesse d’améliorer le quotidien des gens, au risque que ce modèle européen ne perde complètement sa raison d’être.



L’UE étant dominée par le PPE depuis des lustres, on ne peut pas s’attendre à de grandes avancées sociales. La pauvreté augmente un peu partout en Europe et l’accès aux soins médicaux se fait de plus en plus difficile… Doit-on s’étonner que les peuples se détournent de l’Europe?
Merci à Chloé Bourguignon de nous sensibiliser encore une fois à cette dimension sociale que l’on considère souvent, et parfois non sans raison, comme «la parente pauvre» de la construction européenne. Qu’on me permette d’appuyer les propos de l’auteure par l’esquisse d’une trame d’ordre historique susceptible de contextualiser l’évolution de ce volet sensible.
En fait, les choses n’avaient pas si mal commencé, dans la mesure où les fondations initiales n’ont pas ignoré le volet social. Ainsi, la première Communauté européenne, celle du charbon et de l’acier, s’appuyant sur les potentialités d’action que favorisait la supranationalité inhérente à son « ADN », a pu œuvrer, dès le début des années 50, en faveur des mineurs et des sidérurgistes, artisans emblématiques de la reconstruction de l’après-guerre : à cet effet, la CECA a tracé, par exemple, le sillon de la protection de la santé et de la sécurité au travail ; de même, elle a affecté à la construction de maisons ouvrières une partie du produit des emprunts qu’elle était habilitée à lancer pour financer ses interventions.
Avec la création de la Communauté économique européenne en 1957, le traité de Rome a consacré un ensemble de dispositions à une « politique sociale » affichée en tant que telle. Cela dit, bien qu’assortie de la création d’un « Fonds social européen » comme instrument de financement, cette politique a surtout été réputée comme un processus d’accompagnement de la mise en œuvre d’un « marché commun » à vocation essentiellement économique et commerciale, notamment par une contribution à la mobilité des travailleurs.
Un tournant majeur s’est opéré en 1987 avec l’attribution à la Commission européenne de la tâche de promouvoir le dialogue social – mission chère à Jacques Delors, alors président de l’institution. C’est également sous son mandat qu’a été approuvée 1989 la « Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs » prônant, outre la promotion de l’emploi, l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail.
Les traités de Maastricht (1992) et d’Amsterdam (1997) ont consolidé la démarche en érigeant, par exemple, l’emploi en « thème d’intérêt commun » à l’échelle communautaire. Un peu plus tard, en 2000, les chefs d’Etat ou de gouvernement de l’UE ont adopté à Nice un « agenda social européen » définissant les grandes lignes d’une politique sociale – à savoir, notamment, ce qui a trait à l’emploi, à la protection sociale ou à l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est également à la faveur de ce Conseil européen qu’a été « proclamée » par le Parlement européen, le Conseil et la Commission la « Charte des droits fondamentaux de l’UE » à visée plus générale que celle, évoquée ci-dessus, consacrée aux droits spécifiques des travailleurs. Sous le titre « solidarité », ce document adopté à l’aube du deuxième millénaire comporte une douzaine d’articles dédiés au volet social : ces dispositions portent sur des matières telles que le droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise, leur protection en cas de licenciement injustifié, l’équité des conditions de travail ou l’interdiction du travail des enfants. Un élément qui n’est pas à négliger sur le plan juridique est que l’article 6 du traité sur l’Union européenne, signé à Lisbonne en 2007, reconnaît à cette charte la même valeur que les traités.
Parmi les avancées plus récentes, on doit noter la présentation par la Commission, en 2007, d’une communication établissant un « socle européen des droits sociaux », auquel se réfère à juste titre Chloé Bourguignon. Cette initiative portait sur une vingtaine de principes et de droits clés concernant l’égalité des chances et l’accès au marché du travail, l’équité des conditions de travail ainsi que la protection sociale et l’inclusion. A l’occasion d’un sommet social organisé à Göteborg (Suède) la même année, le Parlement européen, le Conseil et la Commission européenne, dans une nouvelle démarche conjointe, ont encouragé la mise en œuvre de ce dispositif, en adoptant là, encore, une proclamation commune de soutien. En 2021, la Commission a entrepris d’y donner une suite par le biais d’un « plan d’action » définissant un certain nombre d’objectifs centrés sur l’augmentation de l’employabilité, l’importance de la formation des adultes ainsi que la réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale dans la perspective de l’achèvement de ces développements à l’horizon de 2030… ce qui, certes, peut être considéré comme une échéance relativement lointaine.
Peu après la publication de ce plan d’action, une initiative comparable à celle de Göteborg a vu le jour à Porto en mai 2021, sous la présidence portugaise du Conseil de l’UE. A l’issue de la réunion, et de nouveau, une « déclaration » a été solennellement adoptée. Celle-ci soulignait en particulier la priorité accordée au passage de la protection des emplois à leur création, avec un rôle déterminant attendu des PME. Dans cette perspective, l’accent était mis sur des priorités telles que l’éducation et le développement des compétences, la réduction des inégalités ainsi que les discriminations au détriment des femmes. Selon la déclaration, les mesures destinées à soutenir les jeunes devront également faire l’objet d’une attention particulière pour devenir un vecteur de la relance verte et numérique, une dynamique prônée de manière insistante par les institutions de l’UE en considération de la parenthèse ouverte par la crise sanitaire de 2020.
Parmi les acquis les plus récents de l’« Europe sociale », figurent un certain nombre de directives venues conforter, à des degrés divers, le lent cheminement de l’UE en la matière. On peut ainsi mentionner à cet égard : une directive sur les salaires minimum (2022), une directive sur la transparence des salaires (2023), une directive relative à l’amélioration des conditions de travail pour les travailleurs des plateformes numériques (2024). A ces initiatives s’ajoute la création, par un règlement de 2023, d’un « Fonds social pour le climat », destiné à financer, par exemple, la rénovation des bâtiments, l’accès aux logements sociaux pour les personnes vulnérables ou l’incitation à utiliser des transports publics abordables et accessibles… une manière de souligner le lien de la politique sociale avec le développement durable.
Si mon commentaire précédent – certes peu suspect de brièveté – était conçu comme un rappel rassemblant diverses touches « impressionnistes » constitutives du tableau d’une modeste « Europe sociale », un élément fondamental mérite assurément, à mon sens, d’être mis en évidence pour éclairer le paysage.
Cet élément non négligeable tient à l’agencement des responsabilités au sein de l’Union européenne. Si cette dernière dispose d’une compétence exclusive dans des domaines tels que l’union douanière – et plus généralement, la politique commerciale commune – ou les règles nécessaires au fonctionnement du marché intérieur (article 3 du traité sur le fonctionnement de l’UE [TFUE]), il n’en va pas de même pour le secteur social : ce dernier relève en effet de compétences partagées avec les Etats membres – et ce dans des domaines où, selon l’article 153 du même traité, elle « soutient et complète l’action des Etats membres ». Ces domaines font l’objet d’une énumération de 11 matières telles que les conditions de travail, la protection sociale, l’intégration des chômeurs ou l’égalité entre hommes et femmes. L’article 156 TFUE précise en outre – et cela est éloquent, sinon fondamental – qu’en vue de réaliser les objectifs de la politique sociale la Commission « encourage la coopération entre les Etats membres et facilite la coordination de leur action ».
On a pu constater la traduction de cette philosophie par exemple dans le dispositif communautaire consacré à la promotion d’un salaire minimum au niveau de l’UE : la directive de 2022 appelée à régir cette matière – législation adoptée, au demeurant, à l’issue de deux ans de gestation – n’a pas eu pour but d’uniformiser des normes nationales très disparates mais de favoriser une certaine convergence à la hausse des rémunérations minimales dont le niveau est du ressort de chaque Etats membres. Ces derniers ont donc été « invités » à renforcer la négociation collective sectorielle et interprofessionnelle en tant que méthode essentielle pour la protection des travailleurs.
Il convient en conséquence d’acter que la responsabilité éminente reconnue aux Etats membres en matière sociale – ce qui vaut aussi, soit dit en passant, pour la fiscalité – limite la marge d’action de l’Union en tant que telle. Cette réalité étant rappelée :
– cela ne fait que valoriser les tâches d’harmonisation et de coordination auxquelles elle est invitée par les traités, ce qui constitue parfois le ressort du « tournant social » dont Chloé Bourguignon déplore la timidité
– lorsque, précisément, l’UE est sollicitée et qu’elle intervient, l’approche qu’elle promeut se caractérise par des touches successives qui, au fil du temps, s’infiltrent dans les interstices d’une harmonisation certes parfois incomplète, et ce peut-être discrètement mais non sans persévérance, avec une vertu de levain.
[…] se mettait en place, simultanément. Il semblerait que ce volet ait été oublié en cours de route https://www.sauvonsleurope.eu/Commission européenne : à quand le tournant social ? 13 octobre 2025. Faute d’harmonisation […]