Dans sa récente interview accordée à La Stampa, Rocco Buttiglione, interrogé par Francesca Schianchi sur sa non-confirmation en tant que membre italien au sein de la Commission présidée par Barroso, rappelle qu’au cours de ce mandat, on avait vécu la défaite du référendum français sur la Constitution européenne. C’est dommage qu’on parle si peu aujourd’hui de cet événement, car le 29 mai, il y a 20 ans, 54 % des électeurs français avaient déclaré « la mort » de l’Europe politique que beaucoup espéraient — et espèrent encore aujourd’hui.
Les tentatives successives pour redonner un nouvel élan à une unité politique européenne se sont toutes brisées contre un mur de vetos et de contre-vetos, de règlements communautaires byzantins et du monstre qu’est le principe d’unanimité dans les décisions du Conseil. Dans un monde qui avance à grande vitesse, l’Union européenne ressemble à un train omnibus. Les Conseils européens sont désormais des rituels fatigués et, en un sens, inutiles. Les conclusions des travaux ne servent à rien ; on sait déjà comment elles finiront avant même qu’elles ne commencent.
L’UE victime de son gigantisme et de la médiocrité de ses dirigeants
L’Union européenne est victime de son gigantisme, de règles absurdes, de visions étriquées et de dirigeants médiocres. Depuis la disparition de David Sassoli, il manque des figures capables de transmettre un rêve et un espoir concernant l’Europe et son avenir. Sassoli avait su offrir une espérance qui s’était concrétisée, grâce à sa direction, pendant la crise du Covid-19. Grâce à lui, à sa ténacité et à sa vision, l’Union européenne avait su dépasser ses limites en imaginant de nouveaux modèles et de nouvelles formes d’intervention. Les citoyens — tous les citoyens des Vingt-Sept — avaient alors eu la perception claire et concrète de ce qu’était l’Europe et de son importance pour leur vie.
Aujourd’hui, cet élan s’est perdu. Aussi parce que personne n’est capable de transmettre un rêve européen. Même les « sermons inutiles » du président Mario Draghi ont perdu de leur vivacité. On l’avait déjà perçu dans son discours lors du dernier Meeting di Rimini.
Draghi qui cite Schmidt : une maladresse révélatrice de l’époque
L’ancien président du Conseil et ancien président de la BCE cita la célèbre phrase de Helmut Schmidt : « Ceux qui ont de grandes visions devraient aller chez le médecin ». Draghi évoqua l’ancien Chancelier allemand pour expliquer son européisme pragmatique, rappelant que dans sa jeunesse, il était sceptique face à la construction communautaire. Rien d’étonnant quand on sait que son maître, Federico Caffè, fut un fervent opposant au Serpent monétaire européen.
Cette phrase de Schmidt à Rimini fut une maladresse de la part de Draghi, car elle fut prononcée dans un lieu — le Meeting pour l’amitié entre les peuples — où l’espoir et les visions d’un avenir meilleur sont chez eux. Cette maladresse a cependant permis de comprendre la réalité des faits. Le saut qualitatif proposé par Draghi — qui reçoit l’accord verbal de plusieurs dirigeants européens — est une union fondée uniquement sur les intérêts.
Place aux pragmatiques ! Stop à la minorité de blocage hongroise
Une Union qui doit mettre de côté les idéaux et les valeurs pour se concentrer sur des applications purement pratiques et pragmatiques. La preuve évidente qu’une Constitution européenne est aujourd’hui totalement hors de portée.
Place aux pragmatiques ! Mais avec un pragmatisme stérile, quel intérêt les jeunes — et pas seulement eux — peuvent-ils trouver dans une machine bureaucratique comme l’UE, victime de ses propres règles ?
Et encore : qu’est-ce que « le fédéralisme pragmatique » de Mario Draghi ? Comment compte-t-il y parvenir ? Par quelle rupture ? Sa proposition, remise à Oviedo à l’occasion de la remise du Prix Princesse des Asturies, a été envoyée à ses anciens collègues, les dirigeants des 27 pays de l’UE. Soit. Il identifie une solution et s’arrête là. Le message est clair : « A vous de jouer ! ». Mais ainsi, tout le monde peut paraître compétent.
Il faut un acte de courage. Et ce courage consiste à reconnaître qu’avec ces règles — notamment la règle de l’unanimité — l’avancement politique de l’Union européenne est impossible. Il n’est plus acceptable qu’un pays minuscule et grand consommateur de fonds communautaires, comme la Hongrie d’Orban, puisse bloquer tout progrès possible.
Les cercles concentriques, les coopérations renforcées au sein de l’UE ne sont aujourd’hui qu’une pieuse illusion.
Alors, que faire ?
Il faut avoir le courage de conserver l’actuelle Union européenne uniquement pour sa dimension économique, financière et commerciale, tout en imaginant et construisant une Union politique européenne différente.
Une Union distincte, marchant en parallèle, sans lien institutionnel avec la première.
Une Union politique européenne qui reprenne les visions déjà contenues dans le traité — avorté — de la Communauté européenne de défense de 1953.
Une Union flexible, un Commonwealth centré sur la politique étrangère et la défense.
Une Union où le principe de majorité est la règle, et qui puisse reprendre la marche vers une Constitution, ou mieux encore, une Charte fondamentale, souple et concise.
Une Union politique européenne qui, à la différence du pragmatisme terre-à-terre, sache transmettre un idéal aux citoyens européens.
Une Union politique européenne capable d’inspirer une passion et de redonner un rôle aux pays qui en feront partie.
Ils ne seront pas tous les Vingt-Sept ?
Ils seront d’abord cinq, douze ou dix-sept ?
Peu importe. Ce sera toujours mieux que la situation actuelle, bloquée et embourbée.
Les bureaucrates et technocrates sont utiles, certes, mais ils ne savent pas réchauffer les cœurs.
Ou bien on aura le courage de créer quelque chose de nouveau au-delà des institutions existantes, ou bien nous serons morts. Plus morts encore que nous ne le sommes déjà.


