Soutenir la liberté de recherche pour une Europe ouverte et puissante

Dans un monde où la brutalisation et le non-respect des règles semblent être devenus la norme, protéger est une nécessité. Le retour des stratégies de puissance des Etats invite les Etats membres à œuvrer de concert pour développer une posture plus offensive pour protéger leurs intérêts. Dans l’attente de la mise en place de son projet UCAN, Valérie Zwilling – adhérente à Sauvons l’Europe – vous propose le premier d’une série d’articles pour soutenir l’esprit de défense en Europe.

Petit flash-back historique. En mars 2000, le Conseil de Lisbonne, reconnaissant les bouleversements induits par la mondialisation, fixait l’objectif stratégique de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale. » Implicitement mais ouvertement, la connaissance devenait un outil d’accroissement de puissance, notamment économique (selon Christian Harbulot).

Cette même année, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (UE), dans son article 13, disposait que « les arts et la recherche scientifique sont libres » et que « la liberté académique est respectée » (Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). La liberté, valeur fondamentale de l’Union européenne trouve donc ici, depuis 25 ans, son expression dans le monde de la recherche et de l’enseignement. Liberté, reconnue en France comme en Europe comme gage d’excellence (Code de l’Education article L. 952-2).

Par ailleurs, pour renforcer la bonne compréhension de cette valeur cardinale, le Code de l’Education français précise que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique » et « qu’il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. » (Code de l’Education, article L. 141). Cet article souligne ce qui pourrait venir entraver le plein exercice de la liberté académique ou la liberté de la recherche. En d’autres termes, les possibles vecteurs d’ingérences.

Coopérer librement pour exceller et relever les défis

En Europe, la recherche est par nature ouverte aux coopérations, notamment internationales. Dans le cadre de la Présidence française du Conseil en 2022, l’Union a réaffirmé les principes et valeurs constitutives de la recherche. Pour les Etats membres, « la liberté de la recherche scientifique englobe le droit de définir librement des questions de recherche, et en utilisant des méthodes de recherche scientifique solides, de remettre en question les idées reçues et de proposer de nouvelles idées et théories. Elle implique les droits des chercheurs de partager, de diffuser et de publier ouvertement les résultats et données de ces recherches, y compris par la formation et l’enseignement, et de s’associer dans des organisations professionnelles ou académiques représentatives sans être désavantagés par le système dans lequel ils travaillent ou par la censure et les discriminations gouvernementales ou institutionnelles ». Cette définition pose les limites de ce qui pourrait être considéré comme des ingérences, notamment politiques.

Mais quand il s’agit de recherche publique ne serait-il raisonnable pour un Etat, quel qu’il soit, d’orienter ses financements vers des besoins spécifiques de ses politiques publiques au service du bien commun ? Tel était l’esprit du rapport de Marianna Mazzucato pour la Commission européenne intitulé Mission-oriented research & innovation in the European Union. Il s’agissait d’orienter une partie du budget communautaire de la recherche vers les grands défis sociétaux à résoudre d’ici 2030. Cinq missions furent définies dans le cadre de la programmation 2021-2027 : l’adaptation au changement climatique et aux transformations sociétales, la régénération des océans et des eaux, la santé des sols pour une alimentation de qualité, les villes neutres en carbone, la lutte contre le cancer.

Coopérer librement sans naïveté

Orienter les financements de la recherche vers des problématiques pourrait être considéré comme contraire au « droit de définir librement des questions de recherche ». Mais définir un cap, n’est pas imposer une route. Pour l’Union européenne, il s’agit de trouver l’équilibre budgétaire entre recherche finalisée (« mission-oriented ») et recherche gouvernée par la curiosité (curiosity-driven). Il s’agit aussi de préciser clairement les priorités et les impacts attendus. La traduction des priorités en budget reste une responsabilité politique. L’atteinte des impacts attendus, celle de la communauté scientifique publique comme privée. Seul un dialogue réellement ouvert et honnête entre ces parties prenantes, au sein de l’Union comme avec nos partenaires internationaux, est a même de pouvoir tracer la voie de l’excellence scientifique dans une perspective de l’intérêt commun. Sans dialogue réellement ouvert, une dérive techno-nationaliste est toujours possible, selon Stéphanie Balme pour France Université.

La recherche conduit à des savoirs nouveaux, mais aussi, même si cela peut paraitre moins visible en France, à des innovations. Et lorsqu’elles trouvent leurs marchés, elles produisent les retombées économiques tant espérées, comme la création de nouveaux produits, l’optimisation de process, ou le « graal » de la création de start-ups. En France comme en Europe, l’excellence de la communauté scientifique n’est plus à démontrer. Nous produisons une recherche d’excellence. La recherche française et européenne est attractive. Mais nous peinons globalement à récolter durablement les fruits de cette recherche. Comme le soulignait en 2017 Pascal Lamy, à l’occasion de la publication du rapport Lab-FAb-App, en Europe on sait faire de la recherche avec l’argent mais plus difficilement de l’argent avec la recherche.

Dès lors  que l’on vise à transformer la recherche en innovation, c’est-à-dire en marché, nous entrons dans le monde de la compétition. Et qui dit compétition, dit nécessairement, compétiteurs. Alors comme nous y invitait, Thierry Breton, alors Commissaire au marché intérieur, ne soyons pas naïfs.

Protéger pour coopérer librement / Coopérer sans naïveté

Dans le contexte d’une économie mondialisée où deux réalités s’imposent et s’opposent – celle d’un monde aux ressources limitées et celle de stratégies de croissance de « toujours plus » – les Etats ont basculé dans l’ère de l’affrontement (selon Nicolas Moinet) .  L’économie serait « la continuation de la guerre avec d’autres moyens » (selon Claude Serfati). Et en la matière tous les coups semblent permis.

Dans un monde régi par le droit, le droit devient une arme de guerre économique. C’est le cas du principe de l’extra-territorialité notamment du droit américain. Et depuis début 2025, parler ouvertement de guerre économique n’apparait plus comme un tabou tant le président des Etats-Unis fait usage de ce terme dans ses interventions. Aujourd’hui cette guerre économique – ou cette stratégie d’accroissement de puissance par l’économie – trouve l’un de ses moteurs dans le développement technologique. Développement soutenu largement par la recherche.  Le développement de la puissance par la connaissance était l’objectif stratégique de l’Union au début du millénaire. Dans cette stratégie, le volet économique semble apparaitre aujourd’hui comme un impensé politique. Si vous produisez de la valeur, il vous appartient de protéger cette valeur afin que vous puissiez en tirer profit. Sans protection, d’autres pourraient en tirer profit sans votre consentement.

Comme tout actif stratégique, la recherche doit donc être protégée. Si les attaques peuvent être ouvertes comme dans lors de l’usage de l’extraterritorialité du droit, la captation ou le vol de données sont par définition cachés. La directive connue communément sous le nom de « secret des affaires »  invitait les acteurs économiques à organiser la protection de leur données (selon Claude Sarfati). Elle précisait qu’en cas de vol de données notamment il faudra être en mesure de démontrer que toutes les mesures de protections à la source ont été prises. Dernièrement amendée en 2024, la France dispose, depuis 2011, d’une loi sur la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (Décret n° 2024-430 du 14 mai 2024). Ce cadre précise les champs disciplinaires devant faire l’objet d’une attention particulière en matière de protection. Elle propose notamment la limitation des accès physiques et numériques aux actifs des laboratoires. Si ce cadre réglementaire a la mérite d’exister, sa principale vulnérabilité réside dans le caractère principalement volontaire de son application.

Soutenir la liberté académique pour renforcer les valeurs européennes

Dans le prolongement de la crise sanitaire, l’Union européenne a identifié dès 2021 la sûreté de la recherche (« Research Security« ) comme un maillon indispensable de l’approche globale pour le renforcement de la sécurité économique européenne. Au-delà du champ économique, protéger la recherche c’est aussi contribuer à la protection des valeurs communes européennes dont les libertés fondamentales. C’est pourquoi afin de coordonner les politiques de sécurité et de défense, qui restent de compétence nationale, le Conseil européen a adopté une recommandation en mai 2024 sur le renforcement de la sécurité de la recherche. Elle recense les risques induits par des « transferts indésirables de connaissances, d’ingérence étrangère et d’atteintes à l’éthique ou à l’intégrité ».

Renforcer la sécurité de la recherche, c’est soutenir d’abord la liberté de la recherche, pour conserver notre pleine capacité de valorisation tant économique (brevet, création d’entreprise…) que sociale (science ouverte…). Dans un monde hyperconcurrentiel de concurrents décomplexés ayant des pratiques non éthiques voire déloyales, nous devons dépasser l’acculturation pour passer à l’action – comme le disait le sous-directeur à l’intelligence économique à la Direction Générale de l’Armement (Camille Lanet) en février 2025. Passer à l’action, « ce n’est pas ériger des murs, c’est comprendre le terrain, anticiper les menaces et créer les opportunités que d’autres ne verront pas » (selon Ludovic Gillet).

L’autonomie stratégique, la souveraineté, la puissance – qu’elle soit nationale ou européenne – ne pourra pas être sans une réelle et efficace protection de la recherche, un levier incontournable de la liberté académique et de recherche. Liberté constitutive du modèle de développement européen.

Valérie Zwilling
Valérie Zwilling
Chargée de mission chez CY Cergy Paris Université. Conseillère municipale et communautaire à Cergy-Pontoise.

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