Stefan Seidendorf : Créer une plus grande cohésion sociale entre Européens

Le Docteur Stefan Seidendorf, Directeur adjoint de l’Institut franco-Allemand de Ludwigsbourg, nous a accordé un entretien sur la situation nouvelle du couple à cheval sur le Rhin. Propos recueillis par Henri Lastenouse

Dans quel état d’esprit la Chancelière est elle revenue du G7 à Taormine et du conseil de l’OTAN à Bruxelles ?

Si l’on croit la presse, la chancelière a pu mesurer le gouffre qui sépare désormais les Etats-Unis de l’Europe. Elle en a conclu deux choses, exprimées d’abord d’une manière plus diplomatique, puis très clairement lors d’un meeting de (pré-)campagne en Bavière :

(1) Nous vivons, en direct, un changement d’époque et selon la Chancelière les temps sont révolus où nous pouvions compter sur la solidarité sans faille de notre partenaire outre-Atlantique. Notamment sur la question du changement climatique, la Chancelière qualifiait déjà en Italie, donc encore sur la scène internationale, les échanges comme « très très difficiles, pour ne pas dire très insatisfaisantes », à mille lieux du constat un tantinet hypocrite du nouveau président français, qui voyait en Trump quelqu’un de « pragmatique » avec qui on pourra collaborer.

(2) Deuxième constat de la Chancelière : L’Allemagne n’est pas en mesure de prendre en main son destin toute seule, et de manière unilatérale. Naturellement, ceci concerne en particulier les grandes questions internationales (climat, réfugiés, libre échange et gouvernance économique). Merkel a très clairement souligné : « il est vraiment temps que nous Européens prenions en main notre propre destin ». Ce ton est nouveau, dans ce qu’il comporte de passion, mais aussi de vision et de volonté politique de définir un leadership européen. Au point que plusieurs commentateurs sur le site du Monde.fr ont demandé s’il y avait « erreur de traduction » ou si la chancelière allemande a vraiment parlé de « nous Européens » et de « notre destin Européen ».

Pour toutes les forces pro-européennes, il s’agit maintenant de saisir cette opportunité. Avec l’agenda européen qui devient directement un sujet de la campagne électorale allemande, entre l’ancien Président du Parlement européen Martin Schulz (SPD), nullement disposé à se laisser déposséder de son sujet favori, et la Chancelière sortante Angela Merkel (CDU), qui comprend (grâce à la campagne d’Emmanuel Macron ?) tout le bénéfice qu’on peut désormais tirer d’une campagne pro-européenne, il s’agit de concrétiser les enjeux et d’avancer des idées pour vraiment consolider l’Europe. Le meilleur carburant pour faire marcher un homme politique reste pour l’instant (et surtout au moment des élections) son opinion publique nationale…

Au-delà de la symbolique de deux femmes en charge des armées en France et en Allemagne, qui toutes deux ont une histoire personnelle franco-allemande, qu’attendre de manière réaliste en termes de relance de l’Europe de la défense ?

C’est vrai que les deux ministres, Ursula von der Leyen et Sylvie Goulard, représentent la génération des « franco-allemandes » nées autour de la conclusion du traité de l’Elysée (1963), très tôt exposées aux différents instruments du franco-allemand et à la réalité de l’Europe intégrée. Cependant, le sujet de la défense est et reste le domaine politique le plus difficile si l’on veut réaliser des avancées concrètes vers plus d’intégration, ou seulement une coopération plus étroite. C’est aussi dans une telle constellation qu’une volonté politique clairement exprimée s’avère le plus décisif et nous pourrons compter sur les deux ministres pour saisir cette opportunité afin d’avancer avec des projets concrets :

Un chantier prometteur pourrait concerner la coopération dans le développement du matériel (aviation, drones…), avec des marchés publics où prime l’intérêt européen, des contrats à durée longue permettant le développement et l’amélioration du matériel, et des coopérations en matière de recherche et de développement pérennisés par des garanties publiques.

Largement intergouvernementale, la coopération militaire est aussi un champ qui se prête à des initiatives franco-allemandes permettant aux forces armées de ces deux pays d’aller plus loin là où la capacité de réaction rapide de l’UE existe, mais n’est que très peu appliquée. Les deux pays pourront ainsi retrouver le rôle d’avant-garde qu’ils prétendent incarner sur la scène européenne. Si la constellation n’était pas aussi prometteuse depuis peut-être l’époque de Gaulle – Adenauer et la méfiance que le vieux Chancelier portait à l’égard du jeune président Kennedy (et sa détermination à défendre coûte que coûte Berlin), il faut aussi garder en tête les vraies faiblesses qui limitent actuellement la défense européenne. La question des différentes logiques d’intervention, très défensive pour l’Allemagne, avec une capacité offensive et mondiale pour la France, des traditions, l’armée allemande étant née de la catastrophe de la deuxième guerre avec le mandat clair de ne plus jamais contribuer à une guerre hors son sol, l’armée française avec une tradition coloniale et d’intervention mondiale, et même des dispositions juridiques à l’opposé pour régir le déploiement des forces armées, une armée « parlementaire » dont chaque intervention dépend de la décision préalable du Bundestag et une armée sous l’autorité du Président, « chef des armées », qui peut même se permettre de ne légitimer sa décision qu’après l’envoi des forces armées, resteront pour longtemps des obstacles considérables aux tentatives de créer une « armée européenne »….vision pourtant annoncée publiquement et explicitement par Mme von der Leyen !

La Directive travailleurs détachés paraît être le trophée que le président Macron, tel le Jason des argonautes, semble vouloir ramener du prochain Conseil européen. Comment voit-on cette question d’Allemagne ?

Ici, l’Allemagne et la France se retrouvent du même côté, ce qui devrait faciliter une entente et donner le poids nécessaire pour imposer une réouverture des négociations aux autres Européens. Cependant, de telles constellations s’avèrent souvent à double tranchant. Si les deux « grands pays » imposent leur intérêt propre, qui n’est pas nécessairement celui de l’Europe et assurément pas celui (aujourd’hui) de la Roumanie ou de la Bulgarie, on retrouve très vite l’impression (et à juste titre) du « directoire franco-allemand », instance a-démocratique qui rappelle plus l’Europe du XIXème siècle et du congrès de Vienne que celle née après la guerre, l’Europe démocratique et solidaire.

L’Allemagne, comme la France, ont toutes les deux transposé la directive sur les travailleurs détachés dans la législation nationale d’une manière qui laisse penser qu’elle ne pourra pas résister à la validation par la Cour de justice de l’Union européenne, une fois l’affaire portée devant les juges. En clair, les deux pays profitent d’une main d’œuvre bon marché et souvent non sédentaire (qui ne demandera donc pas d’aides sociales en cas de besoin). L’Allemagne le fait pour des raisons évidentes de démographie, étant en manque de main d’œuvre, la France pour contourner sa propre législation et profiter de la main-d’œuvre à bas coût dont son marché de l’emploi a pourtant besoin.

En même temps, les deux pays discriminent aujourd’hui dans son application la libre circulation des travailleurs, une des libertés fondamentales, et pas la moindre, sur lesquelles repose l’ensemble du bâtiment européen. S’il paraît légitime qu’un pays membre veuille aujourd’hui défendre sa protection sociale contre le « dumping », il est tout aussi clair qu’une approche protectionniste va directement à l’encontre de la logique européenne, et s’oppose par ailleurs également aux tentatives de créer une plus grande cohésion sociale entre Européens. Le seul moyen, aujourd’hui, de réduire le gouffre qui sépare « anciens » et « nouveaux » pays membres en termes de protection sociale est le développement économique rapide et durable des sociétés en transition, en Europe de l’Est, accompagné par le développement successif et graduel de standards sociaux européens. Pour cela, les nouveaux pays membres ont besoin du soutien des « anciens », mais aussi de pouvoir profiter des instruments à notre disposition grâce à l’existence de l’UE et de son grand marché commun.

L’approfondissement de la zone euro pose in fine la question d’une « compatibilité sociale » entre ses membres. Reste-t-il des voies jusqu’ici inexplorées ?

C’est justement à travers une plus grande cohésion entre Etats membres que nous pouvons espérer plus de compatibilité sociale. Au lieu d’attendre que cela se fasse de manière « naturelle », même si notamment la Pologne, la Slovaquie et les pays baltes sont en très bonne voie concernant leur développement économique, il serait de la responsabilité d’un couple qui aspire à être l’avant-garde et à incarner le « leadership politique » de l’Europe de proposer des solutions européennes, qui permettent, grâce à l’existence de l’UE, à chaque pays membre de tirer un bénéfice de sa participation au marché commun.

Une idée pour aller dans ce sens et commencer à harmoniser les systèmes de protection sociale, serait de proposer une assurance (complémentaire) de chômage, peut-être dans un premier temps aux jeunes ou aux populations vulnérables, financée et accordée au niveau européen. Ceci créerait en même temps un complément de stabilité pour répartir l’effet de chocs macro-économiques auxquels peuvent être exposés les pays membres de la zone euro, privés de la politique monétaire nationale pour contrer de tels chocs. Une autre idée concerne l’établissement d’un « 27ème standard européen », qui aurait cours et validité à côté des 26 standards nationaux : Par exemple, à chaque nouvelle embauche, une entreprise devrait proposer deux types de contrat, le contrat national et un contrat européen. Au salarié de choisir, meilleur salaire contre moins de protection, ou plus de protection, mais salaire plus bas etc. Pour l’entreprise, ceci pourrait aussi être intéressant, car permettant plus de flexibilité, au prix de salaires élevés bien entendu. Une telle approche encouragerait et faciliterait aussi la portabilité des droits sociaux en cas de déménagement transfrontalier et donc la mobilité intra-européenne, avec des effets bénéfiques sur les marchés d’emploi nationaux.

Le feu de paille « Martin Schulz » vous semble-t-il aussi relever de l’incompatibilité entre la social-démocratie institutionnelle et la question générationnelle en Europe comme cela a été le cas en Grèce, en Espagne et en France ?

Il est effectivement frappant de voir que la crise de la social-démocratie « institutionnelle » en Europe semble liée à une question démographique : les pays particulièrement frappés par le chômage des jeunes sont en même temps des pays ou les électeurs semblent définitivement vouloir tourner la page de la social-démocratie, au moins de son existence en tant que parti politique. C’est peut-être le signe d’une procrastination de la part de ces partis, avec un électorat social-démocrate toujours relativement aisé et bien protégé, mais retranché derrière une protection sociale qui exclut souvent des catégories entières de la société, à commencer par les jeunes et les travailleurs immigrés (comme c’est le cas en France). Il reste cependant aussi vrai que dans ces pays du sud de l’Europe, et notamment en France, les jeunes générations ne semblent aspirer qu’à une seule chose, à savoir les mêmes protections que leurs aînés, accéder à un CDI ou devenir fonctionnaire dans le service public…

Le jour où un ou une social-démocrate réussira à formuler une synthèse entre l’aspiration légitime de protéger les citoyens des effets d’une globalisation sauvage par une régulation politique avancée et ambitieuse, et la capacité de définir cette régulation effectivement au niveau européen, il se présentera d’autres lendemains qui chantent aux partis sociaux-démocrates.

En Allemagne, où la situation démographique est différente, elle n’est pas nécessairement favorable au SPD de Martin Schulz non plus. Sa campagne, pour l’instant très axé sur la « justice sociale » et le « rééquilibrage du modèle », peine à démarrer. Aussi justifiés qu’ils soient, ces sujets ne parlent qu’à une minorité des électeurs, ceux qui souffrent aujourd’hui des conditions matérielles et idéelles de leur travail, qui ne permettent pas d’existence autonome. Comme en France, le taux de pauvreté s’établit entre 14,8% et 16% de la population, avec toutefois la différence importante qu’en Allemagne ce sont aussi des salariés en activité qui tombent dans la pauvreté, alors qu’en France on observe des temps de chômage prolongé pour les mêmes catégories, voirr l’exclusion complète de pans entiers de la société, notamment des jeunes « en galère ».

Pour élargir cet électorat potentiel (souvent tenté par l’abstention ou les solutions radicales), la social-démocratie devra proposer autre chose. Pour devenir (ou rester) attractive pour les couches moyennes, qui portent aujourd’hui le gros de l’effort financier de solidarité sociale (en France comme en Allemagne), cet électorat attend de propositions concrètes et d’avenir qui les concernent directement. Ici, les questions de valeur (égalité de sexes, accès au mariage pour tous, code de nationalité…), d’éducation (il s’agit souvent de familles avec enfants qui aspirent autant à une éducation de qualité qu’à un accès pour tous), mais pourquoi pas aussi d’un projet européen plus ambitieux que celui de la Chancelière, pourraient être des pistes. Cependant, à l’instar de François Hollande et sa présidence malheureuse, chaque candidat qui se lance aujourd’hui sur de tels sujets court un risque et devra affronter une opinion publique ouverte aux tentations réactionnaires, prête à tomber dans une régression sociale, morale et nationaliste. Il s’agit alors d’affirmer une volonté politique déterminée et un message clairement offensif, socialement progressiste et pro-européen – pas si différent de la « potion gagnante » du nouveau président français…

[author image= »https://www.sauvonsleurope.eu/wp-content/uploads/2012/09/seidendorf_drup1.jpg » ]Stefan Seidendorf, Directeur adjoint de l’Institut franco-Allemand de Ludwigsbourg[/author]

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