Pas d’eurozone viable sans eurodividende

 

La crise de l’euro, entend-on aujourd’hui, était parfaitement prévisible. Et certains, c’est indiscutable, l’avaient prédite, en particulier plusieurs économistes américains. Martin Feldstein, par exemple, l’économiste de Harvard qui a failli succéder à Alan Greenspan à la tête de la banque centrale américaine. Comme il se fait une fête de le rappeler aujourd’hui, il expliquait dès les années 1990 à qui voulait l’entendre que la création de l’euro, pour astucieuse qu’elle soit sur plan politique, était, sur le plan économique, une aberration.

Il est rarement mauvais de prêter l’oreille aux conseils de ceux dont les prévisions se sont réalisées. Mais s’il est si aberrant à leurs yeux que les Etats membres de l’Union européenne se dotent d’une monnaie commune, pourquoi ne l’est-ce pas tout autant pour les cinquante Etats des Etats-Unis ? Leur intégration dans la zone dollar ne les empêche-t-elle pas aussi de recourir à la dévaluation pour faire face efficacement à une baisse de leur compétitivité et au déséquilibre commercial qui y est associé ? Ne les empêche-t-elle pas tout autant d’adopter la politique monétaire la plus appropriée à la conjoncture locale en termes de chômage et d’inflation?

A cette question, Feldstein et ses collègues ont une réponse qui peut se résumer en deux propositions : des Etats ont d’autant plus intérêt à adopter une monnaie commune — et d’éviter ainsi les coûts et incertitudes liés à la pluralité de leurs monnaies — que l’ensemble qu’ils forment présente quatre caractéristiques : homogénéité, flexibilité, mobilité et solidarité. Ces caractéristiques sont globalement bien moins présentes dans l’eurozone qu’aux Etats-Unis et le resteront.

Homogénéité d’abord. Si les économies des Etats concernés étaient des répliques l’une de l’autre, avec des secteurs industriels également représentés et une productivité évoluant en parallèle, l’adoption d’une monnaie commune n’aurait que des avantages. Mais en Europe comme aux Etats-Unis, on en est loin : l’intégration dans un marché unique tend au contraire à encourager la
spécialisation industrielle de chaque état et donc la vulnérabilité à des chocs asymétriques que l’unicité de la monnaie rend plus difficiles à absorber.

Ceci ne serait pas trop gênant si les économies des divers états concernés, et en particulier leurs marchés du travail, étaient très flexibles. Faute de pouvoir être compensée par une dévaluation de sa monnaie, la détérioration de la compétitivité d’un état pourrait alors être amortie, sans gonflement périlleux de son chômage et de ses dépenses sociales, par une réduction des salaires nominaux. Mais si une telle flexibilité à la baisse n’est guère élevée aux Etats-Unis, elle l’est encore moins en Europe en raison d’un mouvement syndical plus influent et d’une législation sociale plus contraignante.

La différence est encore plus marquée au niveau de la troisième caractéristique. Même s’il ne faut pas en exagérer la rapidité ni l’ampleur, la mobilité inter-étatique permet de réduire graduellement le chômage dans les états américains touchés par une baisse de leur compétitivité et de les délester ainsi d’une part des dépenses sociales qui y sont liées. En Europe, ne fût-ce que pour des
raisons linguistiques, la mobilité inter-étatique concernée est aujourd’hui bien inférieure à ce qu’elle est aux Etats-Unis et elle entraîne des coûts d’intégration bien supérieurs.

Enfin et surtout, il y a la solidarité. N’est-elle pas nettement plus généreuse en Europe qu’aux Etats-Unis ? Sans doute, mais au niveau intra-étatique seulement. Or, en cas de monnaie commune, la solidarité intra-étatique n’est pas stabilisatrice mais déstabilisatrice: un choc économique négatif amplifie abruptement les obligations sociales de l’état concerné et creuse son déficit
public. La solidarité inter-étatique, au contraire est stabilisatrice, et elle est massivement plus élevée aux Etats-Unis qu’au sein de l’eurozone, l’essentiel de la redistribution interpersonnelle y étant organisée par l’Etat fédéral. Pour que Feldstein puisse prédire l’échec de l’euro sans condamnerdu même coup le dollar, il était crucial pour lui de souligner cette différence: chaque perte d’un
dollar de PIB par tête par un état est automatiquement compensée par un ajustement des taxes et transferts à raison de 40 % aux Etats-Unis, mais de moins de 1% au sein de l’Union européenne.

Ces chiffres doivent être nuancés et mis à jour. Mais ils suffisent à rendre incontournable la conclusion suivante. Faute de pouvoir mettre beaucoup d’espoir dans un accroissement significatif de l’homogénéité, de la flexibilité ou de la mobilité, la durabilité de l’eurozone ne peut compter que sur un accroissement drastique de la solidarité inter-étatique. C’est précisément parce qu’il ne croit pas cette option possible que Feldstein estime aujourd’hui pouvoir proclamer l’échec de l’euro. Quiconque croit à l’avenir de l’euro doit au contraire en démontrer la possibilité.

Cette possibilité, il est peu prometteur de la chercher dans une séquence indéfinie de transferts aux budgets des Etats en difficulté, âprement négociés au fil d’une kyrielle de réunions inter-gouvernmentales et accompagnés d’un contrôle humiliant de l’usage qui en est fait. Une amplification drastique et durable de la solidarité inter-étatique n’est concevable que si, comme aux Etats-Unis et du reste aussi comme au sein de la République fédérale allemande, elle peut prendre pour l’essentiel la forme automatique d’un système de transferts interpersonnels ignorant les frontières des Etats.

Est-ce à dire qu’il s’agit de développer un méga-Etat providence pan-européen qui soit la réplique du système fiscal et social américain? C’est hors de question. Ce dont l’Europe et l’euro ont besoin est beaucoup plus simple mais pas pour autant moins puissant : un revenu-socle modeste et uniforme attribué à tous les résidents fiscaux de l’eurozone et financé par exemple par une TVA prélevée sur l’ensemble du territoire concerné. Un tel euro-dividende ne constitue pas seulement un mécanisme stabilisateur dont la survie de l’euro ne pourra pas se passer. Il offre aussi une manière simple de s’assurer que tous les citoyens,
toutes les régions, tous les Etats de l’eurozone — et pas seulement ceux d’entre eux qui sont les mieux placés — profitent effectivement et visiblement des bienfaits supposés découler de la création du marché unique européen. Son instauration urgente est une affaire de justice non moins que d’efficacité.

Philippe Van Parijs

Texte initialement paru dans Le Monde du 6 mars 2012

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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6 Commentaires

  1. Bonjour,

    Sur quelle assiette progressive ?
    LES salaires, pour contrer l image désastreuse, que certains exportent Malgré les citoyens.
    | Europe DOIT Avancer, et comment ?
    Relire certains auteurs du 19_siècle
    Peut-Être ?
    Nathalie

  2. On peut en effet imaginer un mécanisme de péréquation financière entre États et/ou régions européens à la manière du Finanzausgleich allemand.
    Il faudrait toutefois articuler cette péréquation avec l’effet de redistribution des fonds de cohésion déjà en place. Les ressources de ce mécanisme ne pourraient provenir que d’un impôt européen, par exemple une TVA européenne rénovée. JGG

  3. il faudrait un financement juste socialement, pour être cohérent avec l’objectif du revenu de base. la tva n’est ni neutre ni juste, bien d’autres impôts sont possibles comme la ttf par exemple

  4. le financement d’un revenu socle, sur lequel on peut s’accorder, doit être cohérent avec l’objectif affiché: assurer la dignité de chacun.
    La TVA peut passer pour « équitable » car frappant chaque consommateur également mais a un gros désavantage bien connu des fiscalistes:
    1. c’est un impot proportionnel et non progressif qui n’a donc rien à voir avec la capacité contributive (le revenu); on s’écarte donc des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par exemple;
    2. elle contribue à aggraver encore les inégalités puisque le « consommateur-contribuable » est frappé de la même manière dans ses besoins essentiels (un pain? très cher en Belgique) et dans ses consommations de luxe (certains n’en ont pas!). Est ce là l’égale répartition du fardeau à proportion de la capacité de chacun qui figure au nombre des bases de nos démocraties?
    3. la cohérence entre la dépense (revenu de base) et son financement me parait être un critère clé de légitimité politique du projet; bien d’autres ressources sont possibles, par exemple la taxe sur les transactions financières.

  5. beaucoup d’autres sources de financement sont possibles et plus égalitaires effectivement, voir le site revenudebase.info et surtout, signez la pétition (ICE) pour que le Parlement européen finance débat et études ! basicincome2013.eu
    inconditionnellement vôtre,
    Virginie

  6. Les meilleurs économistes en arrivent,actuellement, à proposer l’idée du « revenu universel », non pour faire œuvre d’altruisme et de générosité, mais simplement pour faire fonctionner la machine économique.

    C’est sans doute la meilleure idée de ce siècle, peut être la seule.
    Mesdames et Messieurs les politiques.. à vos plumes!

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