La volte-face européenne de la Cour constitutionnelle allemande

La Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe vient de réaliser une brutale volte-face sur son refus de l’intégration européenne. On se souvient qu’elle s’était violemment opposée au programme de rachats de la Banque centrale européenne, au point de faire vaciller l’Europe monétaire. On imaginait pire quand elle viendrait à examiner le plan de relance européen.

Ce plan, baptisé Next Generation EU ou NGEU, a été adopté le 14 décembre 2020. Il est généralement considéré comme l’embryon d’un pouvoir budgétaire européen, avec des comparaisons au moment hamiltonien du gouvernement fédéral américain. S’agissant essentiellement d’un fonds de 750 milliards d’euros financé par un emprunt européen conjoint et solidaire entre Etats, les revenus destinés à le combler étaient censés provenir pour partie des Etats, et pour partie de nouvelles ressources propres directement prélevées au profit de l’Union.

Mais alors qu’en est-il de l’interdiction faite à l’Union de s’endetter qui semble résulter de l’article 311 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ou de celle de prendre à sa charge les dettes des Etats membres (Article 125)  ? Ce pouvoir budgétaire émergent ne procédant pas d’une révision des Traités, n’est-il pas contraire au pouvoir budgétaire du Parlement allemand qui seul peut se prévaloir aujourd’hui d’une légitimité démocratique ? Ce sont les questions que les souverainistes allemands habituels posent à la Cour constitutionnelle allemande. Mais là où cette dernière s’était jusqu’alors faite leur voix, jusqu’à sembler mettre en péril un temps le pouvoir monétaire de la Banque centrale européenne, elle se montre désormais résolument européiste.

Suivons le raisonnement (PDF). La Cour de Karlsruhe commence par réaffirmer longuement ses positions traditionnelles avancée par les plaignants, selon lesquelles le Parlement allemand ne pourrait approuver les actes juridiques de l’Union qui serait ultra vires (au-delà des pouvoirs conférés par les traités), ou qui violeraient l’identité constitutionnelle allemande quand bien même ils seraient conformes aux traités, dont fait partie le droit à l’autodétermination démocratique véhiculé par le Bundestag.

Elle vient alors établir une première limite dans ce raisonnement classique : pour qu’une mesure financière soit une violation fondamentale de l’autodétermination démocratique des citoyens allemands, il faut que l’autonomie budgétaire de l’Allemagne ne soit pas seulement durablement affectée, mais réduite à néant. Un glissement essentiel s’opère donc entre le cas de l’usurpation de pouvoir dénoncée dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe sur les programmes de la BCE, qui n’était pas quantifiée (un effet potentiel sur les retraités allemands est évoqué) et constituait par nature une rupture fondamentale des Traités, et le niveau d’impact imposé ici pour reconnaître une violation essentielle des Traités. La différence qui se profile est que dans le premier cas, la Cour de justice européenne n’est plus compétente pour arbitrer le conflit car il a quitté les limites du droit européen, alors que désormais elle en redevient le juge naturel. Et qui doit juger du caractère insoutenable de ce fardeau budgétaire quand il faut avaliser une décision européenne ? Le Parlement allemand, démocratiquement élu pour ce faire. La responsabilité politique du Parlement est donc pleinement réintroduite et le juge se retire derrière une obligation de prudence, sans que la grammaire du contrôle constitutionnel ait été modifiée.

La Cour de Karlsruhe va donc à partir de là démontrer que le programme de relance européen ne constitue pas une transgression évidente et significative des Traités au point qu’elle devrait s’en saisir par dessus la tête de la Cour de justice européenne. Et de nous donner le mode d’emploi pour faire évoluer l’Europe sans heurts. L’article 311 TFU nous indique que « Le budget est, sans préjudice des autres recettes, intégralement financé par des ressources propres » ? Ma foi, pourquoi les « autres recettes » ne pourraient être des emprunts ? Il suffit qu’ils ne soient pas une modalité générale de financement du budget, mais qu’ils soient limités dans le temps, dans leur montant, qu’ils ne dépassent pas le montant des autres ressources et qu’ils soient affectés à un usage spécifique. En somme, un fonds. D’où cela sort-il ? Ne vous usez pas les yeux à lire les traités européens, c’est tout simplement la méthode budgétaire allemande pour financer des dépenses sans toucher officiellement au déficit zéro constitutionnel. Karlsruhe nous refile ses tours nationaux pour réemploi au niveau européen.

La lecture des Traités poussée par Karlsruhe indique que rien n’interdit à l’Europe de recourir aux emprunts tant que ce n’est pas pour abonder son budget. Les fonds ainsi levés doivent donc être utilisés à autre chose que les dépenses courantes. Il se trouve que c’est le cas du plan de relance NGEU ! Celui-ci sert à réagir à des circonstances graves du fait du Covid, et correspond donc aux « mesures appropriées » qui peuvent être prises par le Conseil au titre de l’article 122 TFUE. La Cour note bien que l’horizon de temps de ce programme dépasse largement un plan de relance, que nombre de cibles (transition, numérique) n’ont rien à voir avec le Covid, qu’une partie vient financer des programmes déjà existants, que l’argent n’est pas attribué aux pays en fonction du choc économique qu’ils ont vécu. Mais elle considère que c’est au Conseil et aux institutions démocratiques nationales de réaliser cette appréciation, pas à un Tribunal constitutionnel. On a connu Karlsruhe plus rigide ! Elle enchaîne les appréciations du style « cela repose au moins sur interprétation finalement justifiable », « pas déraisonnable », « pas manifestement erroné » …

De même l’ampleur de l’exception doit être contrôlée afin d’évider de transformer l’architecture budgétaire « par la petite porte ». Mais tout va bien si l’emprunt est limité dans le temps jusqu’à 2026 et qu’il ne dépasse pas le reste du budget. Certes, il est largement supérieur au budget annuel les deux premières années (2021 et 2022), mais plus de problème si l’on se réfère à un horizon de temps pluriannuel. Ceci ne va-t-il pas conduire à financer la dette insoutenable de certains Etats ? On ne peut pas le présumer. Mais surtout, si cela devait arriver, ce serait un accident ponctuel et pas une mesure structurelle. Ceci peut-il, par l’enchaînement des faillites d’Etats et des clauses de solidarité, venir anéantir la capacité budgétaire allemande ? C’est peu probable, à cause des paliers de versements, et même dans ce cas le Parlement allemand a estimé que la charge était supportable.

Et c’est ainsi que Karlsruhe bénit le fonds de relance. Même pas besoin de demander son opinion à la Cour de justice européenne, dont on présume qu’elle ne sera pas plus sévère. Il s’agit en deux ans d’un revirement d’attitude complet de la Cour constitutionnelle allemande. On se montre aussi créatif pour ne pas voir les difficultés possibles qu’on l’était hier pour les rendre insurmontables. Il n’est guère besoin d’imaginer pour savoir ce qu’aurait dit la Cour de ce programme si elle avait continué sur sa lancée précédente : une opinion dissidente le fait fort bien. Les emprunts ne sont pas des « autres ressources », ils ne sont pas minoritaires dans l’architecture financière européenne, ils doivent s’apprécier pour l’exécution budgétaire de manière annualisée, ils n’ont en pratique rien à voir avec le Covid ; en définitive et presque par désespoir, il en vient à défendre une saisine de la CJUE dans l’espoir qu’elle se montre moins clémente que ses collègues.

Que s’est-il passé ? Un changement de génération. Karlsruhe était un bastion du souverainisme allemand parce que les personnes qui y siégeaient portaient à cœur cette logique. Son ancien président, Andreas Voßkuhle, a passé la main en juin 2020 un petit mois après la décision sur le programme d’achats de la BCE qui a fait tant de bruit et a conduit à des critiques si violente de l’institution. Conservateur au sens strict, il a été plusieurs fois envisagé pour le poste de Président de la République fédérale allemande, et estimait que les juges devaient s’en tenir au droit et non à l’esprit du temps. Mais personne ne vit indéfiniment hors de l’esprit du temps, et ses successeurs rejoignent à présent leurs pairs.

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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4 Commentaires

  1. dans l’ensemble le jugement est bien présenté, mais la conclusion est un peu simpliste. Voßkuhle, que j’ai vivement critiqué de même que le juge rapporteur de l’arrêt PSPP Huber, Voßkuhle donc n’est pas conservateur au sens strict, au contraire il a été élu sur le contingent SPD en 2010.Il était simplement convaincu que c’était à son Tribunal de décider en dernier lieu et ne comprenait en réalité pas bien le droit de l’UE et le fait que l’on puisse raisonner différemment d’un juge allemand sans pour autant se tromper. Et en 2020 il y avait une très solide majorité à la 2ème Chambre (Zweiter Senat), qui partageait lesopinions de Voßkuhle et Huber. Depuis lors il y eu un renouvellement partiel qui a changé l »état de choses. Ceci étant dit il s’agit toujours de cas d’espèce, et sur le fond la Cour allemande continue à estimer qu’elle peut se prononcer en dernier ressort.

    • Bonjour, Merci de ces précisions. J’aurais du en effet préciser conservateur au sens de l’approche juridique, n’ayant jamais cherché à embrasser réellement le fait de l’intégration européenne. Nous ne sommes plus en 1974 et le dialogue des juges prend des formes plus complexes.

      Effectivement, l’arrêt réaffirme les fondamentaux du contrôle de la Cour de Karlsruhe, mais il le désarme en pratique par la bienveillance remarquable de son regard. Au delà de l’arrêt d’espèce, c’est une nouvelle attitude qui ressort.

      A la deuxième chambre, le renouvellement me semble avoir démarré avec Voßkuhle, ce qui signifierait que les autres membres étaient en pratique prêts à évoluer ? Mais deux juges ont été effectivement renouvelés en janvier de cette année.

      Merci de ce commentaire qui nourrit les échanges ! Pour nos lecteurs, cette référence de Jacques Ziller sur cette question de la primauté du droit européen :
      https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2021/12/Note-OPPE_DA2021.pdf

  2. Bonjour.

    Encore et une nouvelle fois, cet article nous donne la preuve que la non finalisation de la construction européenne permet une interprétation de la règlementation selon le bon vouloir des états, l’Allemagne n’est pas la seule à le faire.
    Je me répète, quand comprendrons nous qu’il nous faut une vrai constitution européenne supranationale, avec un véritable parlement, un véritable conseil des ministres, une vraie et une seule présidence.
    Nous avons besoin d’une Europe forte, elle ne pourra jamais exister si nous restons dans la situation actuelle, source de déconvenues et risque d’explosion de cette Europe qui nous est si chère, ceci, toujours à cause des mêmes ?

  3. Je viens encore d’avoir une conversation animée sur ce sujet avec un financier de la Banque Nationale de Belgique. Il y a un véritable déni dans l’ensemble sur ce type de question, qui se pose en deux temps:
    – les traités ne sont pour ainsi dire pas modifiables, à moins d’obtenir l’accord de l’ensemble des gouvernements en même temps, ce qui est virtuellement impossible, eu égard aux différences énormes existant entre les 27 Etats;
    – entre-temps, toute décision d’une institution qui violerait dans l’esprit ou dans la lettre les traités est susceptible de faire l’objet d’une attaque en règle d’une autre institution souveraine à un titre ou un autre, en fonction des intérêts des parties en présence. Ici, manifestement, les acteurs allemands se sont finalement rendus compte que le « sauvetage » hétérodoxe leur profitaient et ils ont renoncé à leur manoeuvre juridique. Mais rien, absolument rien n’empêche qu’à l’avenir un ou plusieurs acteurs estimant qu’un sauvetage similaire, de près ou de loin, ne leur profitent pas, insistent jusqu’à ce que la coque du navire craque. Les traités, concentrés sur le marché, son efficacité et ses règles ordolibérales, ne prévoient pas d’exceptions de type constitutionnelle qui permettraient, par exemple, de mettre l’environnement, l’intégrité d’une population et de sa démocratie (cf Grèce 2015) ou la nécessité de composer avec une crise majeure au détriment de la concurrence ou de la croissance.
    L’épisode Karlsruhe n’est absolument pas à négliger en ce qu’il pourrait ressurgir de n’importe où comme un modèle à envisager, depuis La Haye, Budapest ou… Karlsruhe… ou n’importe où ailleurs.
    Sauver quelle Europe? Celle qui enterre le sauvetage de l’environnement?
    :-/

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