La Cour constitutionnelle allemande tente de faire sauter la BCE

La Cour constitutionnelle de Karlsruhe, ou Bundesverfassungsgericht, vient de rendre un arrêt fracassant par lequel tout ensemble elle remet en cause la supériorité du droit européen sur le droit national, accuse la Cour européenne de justice de forfaiture et donne à la BCE un moratoire de trois mois avant que la Bundesbank ne se retire de ses programmes monétaires. Excusez-nous du peu !

Cet arrêt, rendu le 5 mai dernier à propos des programmes d’achat de la BCE (toujours), constitue une brèche de principe incroyable dans la construction juridique européenne et va évidemment fragiliser la BCE dans son action en plein coronavirus, quoique de manière limitée. Surtout, il traduit une ébullition politique en Allemagne et s’écarte sérieusement des critères juridiques de jugement ; en clair la Cour de Karlsruhe fait ici de la politique.

1. Un violent coup de machette dans la construction européenne

La primauté du droit européen est un long combat bien connu des étudiants en droit, le Conseil d’État français n’ayant baissé la garde qu’en 1989 avec l’arrêt Nicolo. La Cour constitutionnelle allemande va pour sa part revenir en amont de cette époque et pédaler dans la semoule du passé. A cet effet, elle développe sa jurisprudence dite Solange qui part sur une base intellectuelle très saine. A chaque nouveau traité européen, la Cour vérifie que celui-ci est acceptable au regard de l’exigence démocratique. En effet, la démocratie de l’Union étant moins développée que la démocratie nationale, l’attribution de compétences à l’UE ne peut avoir lieu dans des domaines essentiels sans diminuer le champ d’exercice de la démocratie. Aussi, tant que (« Solange ») l’Europe n’est pas devenue une démocratie comparable à l’Allemagne, certaines compétences ne pourront pas être transférées. Ceci est très raisonnable, et c’est pourquoi Sauvons l’Europe depuis son origine s’attelle à la création d’une véritable démocratie européenne.

Le raisonnement poursuivi dans l’arrêt du 5 mai est que si l’UE s’approprie des compétences hors traités, le résultat est le même et l’impératif de protection de la démocratie impose aux autorités allemandes de s’y opposer. Elle opère une lecture plus que créatrice de la loi fondamentale Allemande, considérant que le fait que les citoyens aient le droit de vote (art 38), que l’État allemand soit une démocratie fédérale et un Etat de droit que tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre (art 20) signifierait que les organes constitutionnels Allemands ont le devoir de veiller que les institutions européennes respectent l’Integrationsprogramm. C’est aller très loin sachant qu’un article 23 très détaillé est consacré à l’Union européenne, et mentionne pour sa part explicitement un droit de saisir la CJUE mais nullement une obligation. A tout cela une réponse forte. Cette problématique n’intervient que si la compétence qui serait usurpée par l’Union européenne constituait un transfert significatif d’un espace démocratique à un espace moins démocratique. Or la BCE et la Bundesbank sont indépendantes des gouvernements et des élections démocratiques, précisément pour pouvoir mener une politique monétaire qui ne soit pas affectée par les choix des citoyens.

Sur ce raisonnement vicié et fragile, la Cour allemande va poser un diagnostic de portée générale sur l’édifice légal européen qui est proprement stupéfiant.

Car si l’UE ne peut s’approprier des nouvelles compétences qui ne lui soient conférées par les Etats membres, n’ayant pas la compétence de sa compétence (Kompetenz-Kompetenz), c’est à la Cour de justice de l’Union Européenne qu’il revient de garder les traités. Eh bien non. La Cour de Karlsruhe rappelle que l’Europe n’est pas encore une fédération, que seuls les Etats sont souverains et que le Traité de Lisbonne rappelle que les Etats membres demeurent maîtres des traités (au sens où ce sont eux qui les établissent). La CJUE a un mandat d’interprétation des traités, mais il s’agit d’une primauté et pas d’une exclusivité. Elle ne se voit reconnaître qu’« une certaine marge d’erreur » dans sa pratique décisionnelle avant qu’en dernier ressort, les juges nationaux n’interviennent pour rétablir l’ordre constitutionnel. Il s’agit donc d’un conflit frontal entre l’ordre juridique allemand et l’ordre juridique européen.

Le sujet concerné est celui des programmes d’achats sur les marchés par la BCE, qui l’amène également à détenir de la dette des Etats. Le sujet est bien sur particulièrement sensible ces jours-ci, puisque la BCE vient de repousser les limites de son action pour soutenir l’Italie. Or le sujet avait déjà été transmis par Karlsruhe à la CJUE, laquelle avait alors jugé que ces programmes de rachats étaient conformes aux missions de la BCE et proportionnés aux buts, à savoir l’atteinte d’une inflation proche de 2 %. Dans l’ordre légal européen normal, la Cour allemande aurait du s’en tenir là. Eh bien non, à nouveau ! Elle se permet de considérer que la décision de la CJUE met en œuvre une « interprétation des traités simplement incompréhensible et par conséquent manifestement arbitraire ». En faisant une appréciation partiale du critère de proportionnalité pour le programme de rachat (ce qui est très discutable), la CJUE accepterait de couvrir une appropriation du pouvoir budgétaire par la BCE. Par suite, cette décision constitue elle-même un acte ultra vires (sans base légale).

Soyons clairs, la CJUE est ici accusée non pas d’erreur mais bien de forfaiture. La Cour constitutionnelle allemande dénonce un coup d’État auquel il convient de mettre fin.

2. Un coup d’épée dans l’eau

La Cour de Karlsruhe considère logiquement que cet acte ultra vires n’ayant pas d’existence légale ne peut recevoir d’application par les autorités allemandes. Le gouvernement, le Parlement mais aussi la Bundesbank qui exécute les instructions de la BCE pour l’Allemagne ont donc l’obligation de s’y opposer. Royalement, la Cour donne une période de trois mois de transition pour que la BCE s’explique (sous entendu de manière satisfaisante pour la Cour) avant que la Bundesbank ne cesse de participer aux programmes de rachats européens.

Ceci n’est techniquement pas catastrophique. En effet, les autres banques centrales européennes peuvent compenser ce retrait, mais seront naturellement moins bien placées pour intervenir sur le marché allemand. Les marchés financiers ont d’ailleurs réagi plus négativement sur les valeurs allemandes qu’italiennes, mais globalement avec placidité.

La BCE a refusé de répondre à la Cour de Karlsruhe, ne reconnaissant que la compétence de la CJUE. En pratique, le travail diplomatique a été délégué à la Bundesbank.

Il n’en reste pas moins que dans la plus grande crise économique du siècle, la perspective de voir le plus grand pays d’Europe mener la politique de la chaise vide à la BCE est inquiétant et ne peut perdurer.

3. Un coup politique

En réalité, la Cour de Karlsruhe remet en cause deux points. Le premier est que la politique de rachat des titres de dettes publique permet en réalité de refinancement des Etats membres ce qui est contraire aux traités. Là encore ceci se discute car l’existence de l’Euro est la mission première de la BCE, au-delà même de la stabilité des prix. Si les différents objectifs fixés par les traités ne sont plus atteignables en même temps du fait de circonstances particulièrement anormales, c’est à la BCE puis à la CJUE qu’il revient de décider lesquels doivent prévaloir. Dans ses déclarations récentes sur l’extension de son programme de rachat, la BCE fait d’ailleurs référence régulièrement à ses missions plutôt qu’à la seule stabilité des prix.

Mais là où la Cour montre fortement l’oreille, c’est quand elle indique que cette politique de liquidité a des conséquences néfastes pour les créanciers, et en particulier pour les fonds de pension. Or le fait de choisir la liquidité et l’inflation relative, c’est à dire le financement des entreprises, par rapport à la déflation, c’est à dire les détenteurs du capital, est précisément au coeur de la compétence exclusive de la BCE. La Cour sort ici de l’interprétation des traités pour rentrer dans la discussion de la politique monétaire.

Et ceci n’est absolument pas neutre. En France, les souverainistes fustigent une Europe budgétaire allemande. Ils ne se rendent absolument pas compte à quel point l’Europe monétaire est française, et la violence des débats que ceci soulève Outre-Rhin. Le fait que la BCE pratique une politique monétaire adaptée à la moyenne de la zone Euro en demande d’investissement, alors que les besoins allemands sont très divergents, le vieillissement de la population les contraignant à une forte accumulation d’épargne, induit un sentiment de spoliation énorme. Bild a représenté Dragui en vampire suçant le sang des épargnants allemands, et la politique de taux bas rend plus délicat encore le financement des retraites par fonds de pension.

Il faut se souvenir que deux membres allemands de la BCE ont déjà démissionné pour protester contre la politique de cette dernière, et que l’Allemagne s’y est retrouvée plusieurs fois absolument isolée lors des votes.

A travers les contentieux multiples auprès de la Cour constitutionnelle allemande, une partie du monde politique cherche donc à imposer des choix monétaires européens qui soient déterminés par l’intérêt national Allemand.

Ce n’est pas le moment de céder.

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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9 Commentaires

  1. Imprimer de l’argent sans la moindre contrepartie réelle s’appelle du faux-monnayage. Depuis une décennie la BCE dissout l’épargne des Européens et a créé une économie basée sur la dette et l’endettement. D’un point de vue technique la politique de la BCE est discutable et n’a fait que singer la Fed, dont le président Bernanke a dit que le QE était une tentative, mais qu’il ne savait pas si c’était une bonne solution. Nous nous dirigeons vers une nouvelle ère des assignats, dans une économie qui n’a fait que s’endetter plutôt que de se remettre. Les dirigeants de la BCE sont irresponsables, en ce sens qu’ils ne devront jamais répondre de leur gestion. C’est une institution anti-démocratique si personne n’a le droit de lui demander de justifier ses actions. Que la question vienne de la Cour constitutionnelle allemande ou d’une autre, la question est bienvenue.

    • Ok Hannecart. On ferme les robinets de liquidités , on devient super reglo et d’une austérité admirable. Et on fait comment là en pleine crise de corona ?.. On laisse tout le monde crever sans chomage et les entreprises faire faillite ?? Et si demain on avait une pandémie encore plus redoutable et qui dure un an ? Et que surtout on suit vos conseils avisés , on n’imprime pas un seul faux billet.. Qu’est ce qu’il reste à faire ? Un suicide collectif ? n’avez vous jamais eu l’idée que les comptes sont de toute façon complétement faux et le PIB une grossière approximation ? Quand on rase une forêt primaire pour faire des palmiers , on créé de la croissance n’est ce pas. Et le bon allemand dit Gut ! Gut ! Ceci est du vrai argent ! Et cette forêt qui a disparue, qui rendait d’inestimables services à l’économie bien réelle cette fois .. Où apparait dans les comptes que nous venons de faire un désastre ? Nulle part ! Les exemples sont innombrables. Arrêtez de penser que l’argent de nos jours exprime l’ultime vérité et la seule qu’il faille prendre en compte. Nous consommons plus d’argent que nous n’en produisons. C’est certes aberrant mais c’est une réalité.

    • Et les bulles spéculatives générées par la finance, ce n’est pas du ‘faux-monnayage’ ? Du faux monnayage que les peuples doivent remplacer par de l’argent vrai, généré par la force de leur travail, les jours où ces bulles explosent et qu’il faut renflouer les faux monnayeurs qui sont ‘trop gros pour mourrir’.

      • Les bulles spéculatives sont justement possibles par la politique de la BCE qui ne finance que les banques. Ces dernières préfèrent gagner de l’argent en spéculant sur des matières plutôt que de prêter à des entreprises moins rentables. En Grèce on espérait aussi que les dettes ne devraient jamais être remboursées. Nous connaissons le résultat. Dans la crise actuelle on a choisi de sacrifier les générations actives et les entreprises à la vieillesse. C’est un choix, mais quand les gens seront payés en monnaie de singe, ils ne penseront plus au virus, mais à la vie impayable.

  2. Dans une période exceptionnelle oh combien !!! les nécessités d’empêcher la faillite d’un nombre considérable d’entreprises donc par voie automatique d’un nombre considérable de chômeurs , puisque c’est exceptionnel faire marcher la planche à billets et rendre la dette perpétuelle sont les seules mesures indispensables logiques, intelligentes et que l’Histoire jugera comme telles…..

  3. Depuis 1999-2000 il y a une déconnexion considérable et croissante entre les dettes  -et donc les créances monétaires et financières- et les économies réelles. Il n’y a que deux ajustements possibles dans des économies à la croissance durablement limitée, l’inflation qui lamine progressivement le pouvoir d’achat des avoirs monétaires et financiers ou des taux d’intérêts réels négatifs qui en laminent durablement les revenus.

    Quoi qu’il en soit, sur longue période il doit y avoir progressivement  une  certaine réconciliation entre le financier et le réel pour que ce dernier puisse en supporter le prix.  Surtout que pendant plus d’une décennie les taux réels positifs très élevés dans beaucoup de pays ont contribué à un gonflement artificiel de la valeur des avoirs financiers et donc de l’encours à rémunérer.

    Ou tout passe à un moment ou à un autre par une dévaluation brutale de ces stocks d’avoirs financiers (d’au moins 20 %) avec des effets immédiats catastrophiques ou cela passe par une lente mais longue « répression financière » comme disent les économistes sur le rendement de ces capitaux. Ce dernier cheminement n’est pas plaisant mais il est nettement préférable au précédent. 

  4. Excellente analyse qui montre l’incroyable arrogance de six juges allemands qui veulent décider de la politique monétaire de l’Europe entière au risque de détruire l’essence de l’Union.

    C’est particulièrement comique qu’ils se basent sur une jurisprudence créée à l’origine pour éviter de très graves atteintes aux droits fondamentaux et à la démocratie par le truchement du Conseil (des ministres) européens pour s’assoir sur l’indépendance de la BCE afin de protéger les intérêts à court terme des épargnants allemands; Indépendance de la BCE qui avait été justement réclamée à corps et à cri par l’Allemagne. On voit où sont les priorités du Bundesverfassungagericht…

    Sur le fond, c’est évident extrêmement grave qu’ils se permettent de rejeter ouvertement l’autorité d’interprétation de la Cour commune pour la remplacer par la leur (basées à l’évidence sur leurs opinions politiques propres plutôt que sur les traités européens, l’interprétation de la CJUE étant bien plus pragmatique, proche de réalité et ainsi convaincante). Se permettre cela c’est cracher sur la souveraineté que les autres États-membres ont accepté de partager avec l’Allemagne.

    Imaginons un seul instant que la Cour suprême grecque, roumaine ou italienne se soit permis la même chose en faveur des intérêts de leur État propre. Quelle aurait été la réaction du gouvernement allemand?

    Ce jugement est le pire d’un tribunal pourtant connu pour une très grande arrogance dans sa volonté de légiférer à place des élus du peuple allemand et une certaine médiocrité de sa réflexion juridique très détachée du monde réel. Pour l’Allemagne, c’est une calamité qui donne l’impression que tous ceux accusant depuis 1993 déjà les allemands de vouloir transformer l’UE en nouveau Reich allemand ont raison.

    La lutte entre la CJUE et le Bundesverfassungsgericht est désormais à mort. Seule la capitulation de l’un ou de l’autre permettra d’en finir. Pour le bien de nos enfants et de l’Allemagne, espérons que le Bundesverfassungsgericht finira dans les cordes. À mon avis, leur mépris hautain a conduit a conduit à une large exagération de leur pouvoir dans leur vision de l’Europe.

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