Chemins de fer, parcours d’artistes : pour une Europe du voyage

Durant deux mois, Cora Hopkins a arpenté les musées d’Italie, Slovénie, Hongrie, Roumanie, Allemagne et des Pays-Bas, se déplaçant en train. L’étudiante en sciences politiques narre, pour Sauvons l’Europe, la diversité des influences européennes à travers des œuvres observées de Bucarest à Amsterdam.

Elena Popea (1879-1941), une figure singulière de la scène artistique européenne

Au musée d’art de Cluj-Napoca en Roumanie, le visiteur curieux trouvera, parmi les paysages transylvaniens, les portraits de personnalités locales, et les scènes de genre habituelles, une série de quelques tableaux de petit format qui l’invitera à un étonnant voyage.

Ici un groupe d’enfants hollandais, là un paysage avec des moulins à l’horizon, et puis un peu plus loin un groupe de travailleurs bretons, reconnaissables dans leur tenue traditionnelle. Ce sont les œuvres de la peintre roumaine Elena Popea (1879-1941), une figure singulière sur la scène artistique européenne, reconnue de son vivant mais aujourd’hui presque tombée dans l’oubli, surtout en-dehors de la Roumanie.

J’ai suivi la trace de ses œuvres dans les musées d’art, et l’ai retrouvée à Bucarest, au musée national d’art de Roumanie, avec une scène bigarrée de kermesse bretonne. Le regardeur affuté pourrait y retrouver l’influence du peintre français Lucien Simon, dans le choix du sujet breton, et celle d’André Lhote, dans l’approche géométrique, quasi-cubiste, de la composition (une approche qualifiée de “cubisme apprivoisé” par la conservatrice Iulia Mesea)[1]. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est surtout ce dont témoigne l’œuvre quant à la relation de l’artiste à l’expérience du voyage, “déterminante pour sa création”[2] d’après le conservateur Radu Popica.

Elena Popea, Kermesse en Bretagne, ca. 1920-1925, Musée national d’Art de Roumanie, Bucarest.

Née à Brașov en 1879, elle étudie d’abord la peinture en Allemagne, à Berlin et dans les colonies d’artistes à Landsberg am Lech et Stornberg See en été. Elle découvre Paris en 1909, et multiplie les séjours en France, enchantée par la Bretagne avec ses paysages marins et ses kermesses. Dans la période d’entre-deux-guerres, le voyage devient pour elle une véritable “profession de foi”[3], puisqu’elle s’aventure de partout en Europe (Royaume-Uni, Pays-Bas, Italie, Espagne, Norvège, Danemark, et Grèce), et jusqu’en Syrie, Palestine et Egypte, poussée par la curiosité et la recherche constante de nouvelles sources d’inspiration.

Son parcours témoigne de la grande mobilité historique et contemporaine des artistes en Europe, qui créent sur le continent un dense réseau culturel faisant fi des frontières politiques, et en particulier des forts liens entre la Roumanie et la France. Pensez par exemple à La Blouse roumaine (1940) d’Henri Matisse, témoin tangible de son amitié avec le peintre roumain Théodor Pallady.

En dépit des frontières, un brassage culturel toujours foisonnant

Etant moi-même en voyage, la découverte du parcours d’Elena Popea avait une résonance toute particulière. Dans le cadre d’une expérimentation culturelle, un “voyage de recherche” en quelque sorte, je suis allée à la rencontre d’artistes et de professionnels du monde de l’art en Europe, me laissant guider d’une destination à une autre au fil par les discussions. C’est ainsi que pendant deux mois j’ai arpenté l’Italie, la Slovénie, la Hongrie, la Roumanie, l’Allemagne et les Pays-Bas en train, écrivant chaque semaine un article sur l’art et le voyage.

Il a suffi de tirer un peu sur les fils de la riche tapisserie qu’est la création artistique européenne pour dérouler le voyage. Par-delà, en-dessous et en dépit des frontières, le brassage culturel a été et est toujours foisonnant. Il y a les réseaux artistiques habituels, organisés dans la logique d’un centre et de la périphérie : l’Italie pendant longtemps, Paris pendant un temps, les différents Etats allemands – les centres fluctuent au cours des siècles mais nous avons peut-être trop souvent le regard tourné vers l’Europe occidentale. Et puis il y a aussi les curiosités personnelles d’artistes, les liens intimes et amicaux, et tous les petits aléas historiques qui font qu’une personne ou une œuvre se retrouve ici ou là.

J’ai rencontré, par exemple, à la Biennale de Venise (un centre artistique s’il en est!) la sculptrice argentine Viivanne Duchini, qui y exposait son œuvre Tocante (2021) dans l’exposition Personal Structures organisée par le European Cultural Centre. Par un concours de circonstances, elle s’est retrouvée il y a quelques années à sculpter une statue commémorative du héros de guerre hongrois János Czetz (1822-1904). Il a émigré en Argentine après 1848, où il y a fondé la première académie militaire, et est célébré jusqu’à nos jours comme un héros national. Il était d’ailleurs d’origine transylvanienne, né à Gidófalva, un village à une quarantaine de kilomètres de Brașov. A peine une semaine plus tard, j’étais dans le parc Lékai bíboros, dans le district III de Budapest, à admirer sa statue (photo d’illustration par Vivianne Duchini, Statue de János Czetz, 2019, Parc Lékai Bíboros, Budapest).

C’est lors de ces pérégrinations en Europe centrale que je suis tombée sur la trace d’Elena Popea. J’ai ensuite rencontré en Roumanie des artistes et des galeristes qui ont guidé le projet jusqu’à Berlin, mais mon voyage en train a sans doute été moins ardu que ce qu’aurait vécu Popea. Je me suis endormie un soir d’octobre à Bucarest, je me suis réveillée le lendemain à Budapest, et j’ai passé la journée dans un train pour Munich. Ensuite, le train direct jusqu’à Berlin : plus de 2 000 km mais seulement deux correspondances. J’y ai pris un verre avec Luana Cloșcǎ, une jeune artiste et curatrice roumaine, passionnée de Marcel Duchamp, qui débute tout juste ses études dans la capitale allemande, et puis ai terminé mon périple aux Pays-Bas, pays que ma chère Popea a également bien connu.

En train à travers l’Europe, le repli identitaire apparaît absurde

Il suffit, en fait, de secouer un peu ses habitudes et partir en exploration pour réaliser que l’Europe a toujours été un territoire de voyage et de circulation, un territoire de brassage des influences culturelles et artistiques. En réalité, c’est plutôt la sédentarité des personnes et des idées qui apparaît comme une anomalie. Une fois sur la route, enfoncé dans le siège d’un train qui traverse le continent, observant les paysages qui varient et les passagers qui montent, qui descendent, et qui discutent dans une langue qui nous est étrangère, tout paraît tellement proche que le repli identitaire apparaît comme une position tout à fait absurde. La diversité culturelle est si dense mais si interconnectée qu’il faudrait démêler à la loupe les fils des récits nationaux.

Et puis, pourquoi voudrions nous les démêler, puisque cela reviendrait à défaire cette riche tapisserie si élaborée ? L’Europe – celle qui préexiste les constructions politiques, celle des réseaux de voyage et de commerce et des idées et de l’art – existe et attend d’être découverte et redécouverte. Partons en voyage, donc, et allons à sa rencontre ! Arpentons les chemins battus ou créons en de nouveaux, mais surtout, restons toujours, toujours, en mouvement.

[1] [2] [3]  Radu Popica, Elena Popea (Brasov: Editura Muzeului de Arta Brasov, 2010).

[author title= »Cora Hopkins » image= » »]Cora Hopkins est étudiante à Science Po Paris, Master en Politiques Publiques – spécialité culture[/author]

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2 Commentaires

  1. Quelle belle idée de Sauvons l’Europe que de publier cet intelligent témoignage atypique dans nos colonnes. L’Europe a une existence ancienne et riche, cela avait un peu été oublié. Cette sauvage guerre menée contre les Ukrainiens a revitalisé notre conscience et complicité européenne. Il faut ardemment souhaiter que les Russes bellicistes reviennent à la raison.
    Relater les échanges artistiques et pacifiques en Europe reste très utile, poursuivons sans faiblir notre solidarité et soutien à l’Ukraine.
    Gilles ESCALA

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