Big bang budgétaire de la Commission: le premier budget de son histoire qui n’est pas une question de dépenses!

L’actuel cadre financier pluriannuel du budget de l’Union expirant au 31 décembre 2020, la Commission Européenne avait présenté dès le mois de mai 2018 une proposition pour un cadre financier pour les années 2021 à 2027. Cette proposition d’un volume de 1 134 milliards d’euros en prix de 2018, soit 1,11% du Revenu Brut Européen (RNB), se trouvait bloquée entre l’exigence du Parlement Européen d’un budget correspondant à au moins 1,3% du RNB et les calculs d’apothicaires entamés au niveau du Conseil Européen, où les Etats dits « frugaux » (l’Autriche, les Pays-Bas, la Suède, le Danemark et en partie la Finlande) faisaient d’un plafond de 1% du RNB leur ligne rouge. En presque deux ans de négociations, les positions respectives n’avaient pas bougé d’un iota.

Mais la crise du COVID-19 est passée par là et a ébranlé bien des certitudes et des idées arrêtées. Comme l’a dit le ministre des Finances social-démocrate allemand Olaf Scholz: « Quelle chance de ne pas avoir conclu un mauvais budget européen avant la crise ! »

Confrontée à la crise socioéconomique la plus aigüe pour l’Europe depuis 1945 avec une récession en zone euro située entre 8% et 12% pour 2020, la Commission Européenne était attendue pour faire la proposition la plus déterminante de son histoire.

Mission remplie pour la Commission Européenne, car sa proposition de budget non seulement dépasse les attentes en termes de chiffrage mais modifie structurellement l’approche budgétaire qui a prévalu depuis 1957. Sa proposition est un big bang budgétaire!

En termes de chiffres tout d’abord, après le « Whatever it takes » (cela coûtera ce que cela coûtera) de la Banque Centrale Européenne en réponse à la crise financière de 2008, la Commission Européenne a elle aussi fini par sortir ce mercredi 27 mai 2020 son bazooka, en proposant un effort en faveur de la reprise de près de 2 400 milliards d’euros.

Cet effort se compose de trois volets. Le premier volet est constitué de la proposition de cadre financier pluriannuel (CFP) de l’UE pour 2021-2027 de 1 100 milliards d’euros en prix de 2018. Ce montant est relativement proche de la proposition faite deux ans plus tôt dans la mesure où il y avait peu de latitude pour accroître le CFP sans demander à l’Italie, la France et l’Espagne d’y contribuer davantage, en leur demandant plus d’emprunts sur les marchés. Avant même la présentation du nouveau CFP 2021-2027, 540 milliards d’euros avaient déjà été approuvés au mois d’avril 2020 pour fournir une réponse d’urgence sous forme de financement de filets de sécurité pour les États, les travailleurs touchés par le chômage partiel (programme « SURE ») et les entreprises.

Au CFP vient s’ajouter le nouvel instrument temporaire de relance Next Generation EU, qui ajoute une puissance de feu additionnelle de 750 milliards d’euros pour le budget de l’Union européenne. Mobilisées d’ici à fin 2024, ces sommes seront toutes redirigées vers des politiques, programmes et instruments communautaires existants ou nouveaux et seront octroyées soit sous forme de subventions (500 milliards d’euros), soit sous forme de prêts (250 milliards) remboursables à très long terme, à savoir entre 2027 et 2058. Il est intéressant de constater que les 500 milliards d’euros de subventions correspondent à la proposition franco-allemande du 18 mai 2020 et les 250 milliards d’euros de prêts à la position des Etats dits frugaux présentée quelques jours plus tard. La Commission a procédé à une technique de négociation relativement inédite : au lieu de couper la poire en deux, elle a additionné les poires en quelque sorte!

Au-delà d’une analyse quantitative des dépenses prévues par le nouveau cadre financier et le plan financier, la proposition de la Commission représente des avancées d’ordre systémique qui expriment son ambition de mettre le bien commun européen au cœur de sa démarche budgétaire.

La mutualisation de la dette est une première rupture avec la politique passée. En effet, le fonds de relance représente une première mutualisation de dette européenne à une telle échelle. Le fait que le remboursement échelonné entre 2027 et 2058 ne se fasse pas en fonction de la part des moyens du Fonds de relance qu’un Etat a pu toucher mais en fonction de la part des Etats membres dans le revenu national brut (RNB) de l’Union constitue une remise en cause fondamentale du sacro-saint principe du « juste retour » qui prévalait depuis le fameux « I want my money back » de Margaret Thatcher au Sommet de Fontainebleau en 1984.

La Commission propose aussi de revoir à la hausse, de 1,2 % à 2 % du revenu national brut (RNB) de l’UE à 27, le plafond actuel des ressources propres. Même si cette décision requiert un vote à l’unanimité au Conseil et une procédure de ratification par les parlements nationaux, le principe même d’englober les ressources dans la prise de décision sur le budget de l’Union Européenne plutôt que de rogner les dépenses est une autre rupture systémique avec le passé. Les nouvelles sources de recettes propres pourraient s’appuyer sur l’extension prévue du système d’échange de quotas d’émission (estimation de recettes de 10 milliards d’euros par an au budget de l’UE, sur une taxe carbone aux frontières qui servirait de mécanisme de compensation pour l’importation, de l’étranger, de produits bon marché et nocifs pour le climat (entre 5 et 14 milliards d’euros), ou encore sur une nouvelle taxe sur les services numériques (environ 1,3 milliard d’euros par an). La Commission étudie aussi un nouveau prélèvement sur les grandes entreprises, qui pourrait rapporter environ 10 milliards d’euros par an. Reste également en discussion une proposition plus limitée visant à imposer une taxe (7 milliards d’euros) sur les déchets plastiques.

La Commission a probablement aussi résisté aux réflexes du passé de servir les intérêts intergouvernementaux, car la structure de l’économie européenne a beaucoup évolué ces dernières années. Les chaînes de valeur intégrées ont ainsi accru l’interdépendance économique et rendu le calcul du juste retour basé sur la seule comptabilité des fonds publics encore plus irréel.

Ensuite, la Commission a pu constater que si la crise du COVID-19 se distinguait bien de celle de la crise financière de 2008-2012 dans la mesure où l’ensemble des Etats-membres étaient cette fois-ci touchés, sans que l’état des réformes dans les pays respectifs puisse être un paramètre économique ou moral, la crise de 2020 avait un impact plus différencié encore au niveau régional qu’au niveau national. Ainsi, en parallèle à la présentation de sa proposition de budget, la Commission européenne a dressé dans un long document interne un premier bilan de l’impact sectoriel et territorial de la pandémie de Covid-19. Il en ressort que les régions sont touchées en fonction de la structure de l’économie et de la capacité d’investissement. Ainsi, par exemple, en Italie ce sont bien les régions du Nord plus riches que celles du Sud qui sont les plus touchées; en Finlande, les régions de l’Ouest (entre -22,4% et -25,6%); en Allemagne des régions particulièrement dépendantes des échanges transfrontaliers (Sarre, Rhénanie du Nord) et en Pologne les régions qui constituent des maillons essentiels de chaînes de production intégrées.

Source: https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/economy-finance/assessment_of_economic_and_investment_needs.pdf

Aussi ambitieuse que la proposition de la Commission Européenne puisse être, elle ne constitue bien évidemment qu’une première étape et la balle est à présent dans le camp du Conseil Européen.

Dans le meilleur cas de figure, l’ensemble du paquet du CFP et son programme de relance de l’Union sera approuvé par le Conseil européen des 18 et 19 juin 2020, suivi d’un accord avec le Parlement européen à l’automne.

Bien entendu, l’échelle-temps revêt à présent une importance essentielle. Plus la mise en œuvre des moyens européens sera retardée, plus la facture économique et sociale de la pandémie dans les territoires sera importante. Pour que les moyens européens parviennent rapidement et soient investis utilement sur le terrain, une gouvernance, une programmation et une gestion partenariales et décentralisées des fonds européens s’imposent.

Dans ce contexte, l’annonce par la Président de la Commission Ursula Von der Leyen que « les subventions seront liées au processus budgétaire du ‘Semestre européen' » ne doit pas être prétexte à une recentralisation du budget de l’Union européenne et anticiper un retour prochain à des recettes d’austérité sous forme de conditionnalités macroéconomiques. Le « Semestre Européen », qui jusqu’ici fait figure de chambre noire de la gouvernance économique européenne, est un exercice qui doit être fondamentalement réformé, démocratisé, décentralisé.

Fondamentalement, tout processus budgétaire ne peut être soutenable que s’il s’inscrit dans une démarche politique cohérente. C’est en cela que le lancement de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe annoncé à présent pour septembre prend toute son importance. Cette Conférence devra être bien plus qu’un exercice de communication et permettre d’inscrire dans le droit et rendre irréversible la nouvelle qualité de solidarité européenne que la proposition budgétaire de la Commission incarne.

Matthieu Hornung
Matthieu Hornung
Animateur de Sauvons l'Europe en Belgique & Administrateur au Comité Européen des Régions

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8 Commentaires

  1. Comme toujours, c’est quand les plus riches sont touchés (ici les régions d’Europe les plus riches touchées par la pandémie) que les rapports de force changent et les décideurs deviennent finalement plus raisonnables.

  2. C’est une excellente nouvelle qui montre, une fois encore, que c’est dans les moments de crise que l’Europe grandit alors qu’elle régresse lorsque les voyants (à mon avis mauvais) sont au ‘vert’.
    Reste à savoir comment cet argent sera utilisé? Si c’est pour renflouer les caisses des constructeurs automobiles, des compagnies aériennes ou encore de l’agriculture conventionnelle, alors finalement nous n’aurons pas compris. Mais nous n’en sommes pas là et pour l’instant apprécions ce moment historique.

    • Tout à fait d’accord! la vraie question maintenant est à quoi cet argent va servir, à un moment où la transition écologique et sociale est devenue une urgence. Cela mériterait un vrai débat démocratique et citoyen, comme celui qui a eu lieu en France au moment du grand débat qui n’a jamais eu de suite et dont les conclusions n’ont jamais été tirées.

  3. Comme je l’ai déjà dit il y a qq jours, la situation étant exceptionnelle et touchant tous les pays de l’UE, qu’est-ce que ça peut faire de faire marcher la planche à billets et de rendre la dette perpétuelle puisque tout le monde sera à la même enseigne…..le pb de l’inflation existe lorsqu’il n’y a qu’1 seul pays, mais lorsque tout le monde est dans la même situation il n’y a pas besoin d’avoir fait HEC, Science Po,ou etc pour comprendre que la dette pour tout le monde n’a aucune incidence donc aucune importance !!!!

    • Bonjour, il faut savoir que la solution de la planche à billets et de l’inflation pour annuler la dette est profondément injuste car ce sont surtout les moins aisés qui paient la facture, tandis que les plus nantis s’en sortent plutôt bien. Donc cela ne fait qu’accroitre les inégalités, alors que c’est précisément le contraire dont on a besoin aujourd’hui. C’est une réalité des faits basée sur l’observation de ce qui s’est passé au cours des siècles passés. La seule solution est une taxation des plus aisés. Les pays qui ont choisi cette deuxième solution comme l’Allemagne et le Japon au sortir de la deuxième guerre mondiale sont ceux qui s’en sont le mieux sorti ensuite sur le plan économique. Voyez le grand entretien de France Info il y a 2 jours avec Thomas Piketti qui explique bien cela à partir d’une analyse minutieuse de ces expériences historiques.

  4. Pour ne pas mourir l’Europe a impérativement besoin d’un projet politique,

    https://www.youtube.com/watch?v=g_IBxpUoli0

    et ce projet ne doit plus être basé sur les dogmes qui ont construit l’union européenne jusqu’ici concurrence, libre échange, orthodoxie monétaire .

    Entre mondialisation, néolibérale et repli nationaliste il y a une autre voie : une Europe écologique et sociale dans la mondialisation .

    Il y a un an, à l’occasion des élections européenne j’avais écrit un papier au titre volontairement provocateur :

    POUR UNE EUROPE ALTERMONDIALISTE !

    https://websdugevaudan.wordpress.com/2019/05/31/pour-une-europe-altermondialiste/

    Si le sujet vous intéresse n’hésitez pas à cliquer sur ce lien et faire des commentaires, critiques suggestions .

    A l’aube de décisions importantes en gestation il me paraît utile que chaque citoyen s’empare de ce sujet essentiel pour l’avenir de nos enfants .

  5. Ok pour la quantité, je retiens de ce texte :
    – « …son ambition (celle de la Commission) de mettre le bien commun européen au cœur de sa démarche budgétaire. »
    – « …Pour que les moyens européens parviennent rapidement et soient investis utilement sur le terrain… »

    Mais quel est le bien commun et quel sera le terrain ?

    Celui des intérêts financiers des grandes firmes ou celui du bien commun ?
    Et qui décide du terrain ? Nos représentants qui on le sait sont plus réceptifs aux intérêts privés qu’à celui de leurs électeurs…

    A quand un vrai débat démocratique et citoyen ?
    Aux prochaines élections européennes ?

    Ok donc pour l’analyse quantitative des dépenses et pour les avancées d’ordre systémique mais quand sera-t-il question d’une vraie analyse qualitative de ces dépenses ?

    Voilà ce qui mériterait, à mon avis, d’être posé avant et non après avoir dépensé tout cet argent.
    Car l’argent peut-être un bien s’il est bien utilisé. Mais ce ne sera pas lui, tel qu’il a été ou sera encore utilisé, aux profits des plus puissants, qui nous sauvera de la catastrophe planétaire qui est annoncé.
    Catastrophe que pratiquement tous les décideurs semblent bien incapables, pour l’instant, d’envisager en restant sourds aux cris d’alerte et à l’inquiétude de leurs populations.
    Alors sauvons l’Europe, oui bien sûr !
    Mais cela ne deviendra possible que par des décideurs avec l’appui de leurs populations qu’ils auront le courage politique d’y associer.

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