Absorption de carbone dans l’agriculture : la Commission européenne jouerait-elle à l’apprentie sorcière ?

La sécurité alimentaire est un des piliers de la construction européenne. Elle est la raison d’être de la politique agricole commune instaurée dès le traité de Rome en 1958, dans une Europe à l’époque encore traumatisée par la guerre et la faim. 65 ans plus tard, à une époque d’abondance alimentaire, nous aurions facilement tendance à l’oublier, si l’invasion de l’Ukraine ne nous avait pas brutalement rappelé que rien n’est jamais acquis pour nourrir les 450 millions d’Européens.

Le débat qui semble s’installer entre défenseurs de l’environnement d’une part, réclamant une agriculture plus verte, et défenseur de la compétitivité d’autre part, plaidant pour une pause environnementale, est absurde et certainement pas à la hauteur des enjeux. En effet, la préservation durable des ressources naturelles – air, eau, sol, biodiversité, foncier – est une condition de la sécurité alimentaire, et certainement pas un obstacle. Il n’y aura pas de compétitivité sans durabilité. Toutefois, la focalisation excessive sur un seul aspect de la préservation de l’environnement peut conduire à un affaiblissement de la sécurité alimentaire.

Ainsi, les Etats membres de l’Union européenne débattent actuellement de la certification de l’absorption carbone. Comment réduire l’empreinte climatique de notre agriculture tout en sauvegardant la sécurité alimentaire de notre continent ? Pour rappel, la Commission a proposé, le 30 novembre 2022, dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, un projet de certification des absorptions de carbone afin de contribuer à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. La proposition vise à stimuler les technologies innovantes d’élimination du carbone et les solutions durables de stockage du carbone dans les sols agricoles et à apporter une plus grande transparence du système, notamment pour éviter que l’industrie ne s’empare de ces crédits carbones pour faire du « greenwashing ». L’intention est louable, mais en se focalisant exclusivement sur le carbone et en négligeant le rôle nourricier de l’agriculture, la Commission ne joue-t-elle pas à l’apprentie sorcière ?

L’agriculture doit nourrir les Européennes et les Européens

Ne l’oublions pas, le rôle premier de l’agriculture européenne est de nourrir les Européennes et Européens. Rien ne serait pire qu’une compensation carbone sans contrôle qui nous conduirait vers un monde où nous serions décarbonés mais affamés. Car les risques à long terme sont réels. Les récentes révélations sur les failles des systèmes privés de certification carbone nous montrent qu’il est indispensable de réguler ces systèmes, qu’ils soient publics ou privés.

Or, les récentes propositions de la Commission européenne sont trop permissives. C’est pour cela que, dans un avis préparé au nom du Comité européen des régions sur les « Stratégies régionales d’adaptation pour parvenir à une agriculture bas carbone », je propose de mettre en place des systèmes de suivi et de contrôle fiables et de travailler sur la pérennité du stockage carbone.

Attention au « greenwashing »

La Commission propose en particulier d’ouvrir les mécanismes de compensation à l’ensemble des secteurs économiques. Au Comité européen des Régions, nous pensons que cette ouverture ouvre la voie au « greenwashing » pour les grandes multinationales de secteurs d’activité très polluants qui seront tentées d’acheter des crédits carbones plutôt que de faire de véritables efforts pour décarboner leurs propres chaînes de production. Cette ouverture porte également en elle le risque de l’accaparement du foncier agricole par ces acteurs non agricoles.

La Commission nous propose donc la double peine : des émissions carbones non réduites à cause de ce « greenwashing » et un secteur agricole qui risque d’être financièrement incité à se concentrer sur la seule absorption de carbone au détriment de la production alimentaire. Là est le véritable risque pour la sécurité et l’autonomie alimentaires de l’Union européenne, à moins que l’on se mette à manger du bois. Et ce risque est inscrit entre les lignes de l’actuelle proposition de la Commission européenne.

Qui plus est, la proposition de la Commission nous fait courir un autre risque. Cette focale sur l’absorption de carbone pourrait conduire au développement de modèles de production intensifs, uniquement basés sur la neutralité carbone qui n’inciteraient pas à protéger la biodiversité et à baisser les autres émissions pourtant également responsables du changement climatique : le protoxyde d’azote N20 ou le méthane CH4. En ce sens, je soutiens la position défendue notamment par la France au Conseil : il faut articuler l’absorption avec la réduction de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre.

Une régulation nécessaire

Enfin, un des arguments pour la création de ce nouveau marché carbone est l’augmentation du revenu moyen des agriculteurs. C’est un objectif plus que louable que je défends tous les jours dans ma région de Bretagne. Mais, sans régulation, ce nouveau marché peut avoir des effets déstabilisateurs et pervers. Comment être sûrs que toutes les agricultrices et tous les agriculteurs, petits ou grands, profitent de ce nouveau système ? Comment s’assurer que le modèle de financement de la politique agricole commune (PAC) et les politiques agricoles et rurales ne soient pas mises à mal par l’ampleur de ce nouveau marché qui pourrait à terme dépasser la PAC en valeur ?

C’est pourquoi je propose aux institutions européennes d’amender la proposition de la Commission européenne sur trois points: mettre en place des systèmes de suivi et de contrôles fiables et travailler sur la pérennité du stockage du carbone ; privilégier les mécanismes de compensation uniquement au sein de la filière agricole et agro-alimentaire pour inciter à la mise en place de vrais projets de transition cohérents collectifs et éviter les dérives ; enfin, s’appuyer sur les régions européennes qui, dans de nombreux cas, gèrent déjà une partie de la PAC, comme tiers de confiance.

Le rôle des Régions

Cette dernière proposition sur la gouvernance est sans doute la plus importante pour faire en sorte que le système proposé par la Commission européenne contribue à la restauration de la biodiversité, à la protection de l’eau et à la qualité des sols en s’appuyant sur les pratiques agroécologiques déjà développées dans nos territoires. C’est aussi le seul moyen de s’assurer que toutes les agricultrices et tous les agriculteurs profitent équitablement de ces nouvelles opportunités, avec un juste revenu pour toutes et tous. Le niveau régional a en effet la capacité d’agréger les projets de toutes les exploitations agricoles, petites ou grandes, sur son territoire, en cohérence avec le second pilier de la PAC (FEADER).

Les Régions européennes doivent également être impliquées dans la conception de la certification carbone. Le débat démocratique est indispensable pour assurer la confiance du monde agricole et des consommateurs. Elles doivent être les rouages essentiels de la mise en œuvre, comme tiers de confiance, pour assurer la cohérence du nouveau mécanisme de certification avec les stratégies régionales agricoles et la gestion du FEADER par les Régions.

Face à l’urgence climatique, nous ne pouvons pas accepter un système qui ralentirait, voire inverserait, les dynamiques de transition écologique déjà à l’œuvre et qui fragiliserait la sécurité alimentaire européenne. Les régions européennes impulsent déjà la transition écologique depuis les territoires. Elles ont toutes les clefs en main pour consolider l’effort européen en vue d’atteindre la neutralité carbone en 2050.

[author title= »Loïg Chesnais-Girard » image= »https://www.sauvonsleurope.eu/wp-content/uploads/2023/05/5EyyyB_f_400x400.jpg »]Loïg Chesnais-Girard, Président du Conseil régional de Bretagne et membre du Comité européen des régions, sur la question de l’absorption de carbone dans l’agriculture.[/author]

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7 Commentaires

  1. Félicitations au Président du Conseil régional de Bretagne pour son investissement approfondi sur des sujets « techniques », en réalité très politiques, au Comité des régions. Pour autant, le Breton que je reste pense que la Bretagne devrait montrer davantage l’exemple qu’aujourd’hui pour faire évoluer un écosystème agricole encore trop productiviste vers un modèle plus favorable à l’environnement, avec le soutien de l’Europe. Il reste beaucoup à faire et le positionnement (apparemment) « équilibré » de la région me semble souvent très « conservateur », même si je ne doute pas des qualités de son Président

  2. Les Européens, et au premier rang desquels les Français, ont appris à se méfier des nouveaux marchés créés par l’Union Européenne. On peut citer les désastres du marché de l’énergie et celui du transport ferroviaire. (voir la commissions d’enquête de l’Assemblée Nationale: « Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France »)
    Une mesure sans doute plus facile à mettre en place et dont le succès est assuré, serait de cesser de nourrir les machines, c’est à dire cesser de produire des biocarburants: ceci permettrait d’augmenter les surfaces agricoles consacrées à la nourriture humaine.
    L’agriculture industrielle consacre en moyenne, 150 litres de diesel par hectare, plus les intrants issus de l’industrie du pétrole (pesticides, engrais). Pour atteindre des productivités acceptables, il faut labourer à plus d’1 mètre de profondeur, ce qui permet de stocker une quantité suffisante d’eau de pluie dans les champs.
    Mais tous ces traitements tuent toute forme de vie dans les sols et les mettent à nu, les exposent à l’érosion du vent et de la pluie. C’est pourquoi les régions agricoles ressemblent à des déserts après les labours et nos cours d’eau se transforment en torrents de boue à la moindre précipitation.
    Les sols peuvent être fertiles à l’état naturel. Ainsi, en Montérégie (région au sud de Montréal, Québec), l’épaisseur de terre noire était de 10 mètres après la déforestation. L’agriculture industrielle a réduit cette épaisseur à 2 mètres et elle est en décroissance rapide. La terre noire doit sa couleur au carbone qu’elle contient. En fait, elle est remaniée par des myriades d’insectes, de vers de terre, de micro-organismes qui par leur activité, rendent disponibles aux plantes les éléments nutritifs qui leur sont indispensables.
    La terre noire est légère et a une grande capacité d’absorption de l’eau en plus de contenir une grande quantité de carbone. Donc la façon la plus simple de mesurer la séquestration du carbone par les pratiques agricoles, est de mesurer l’épaisseur de terre noire recouvrant les sols. De plus, la capacité de rétention des eaux de pluie par les terres noires permet de ralentir le ruissellement et donc de réduire les inondations et le lessivage des sols.
    Les terres noires améliorent le cycle de l’eau en favorisant l’évaporation des eaux de pluie ce qui réduit d’autant le ruissellement. Sans leur couche protectrice, l’eau des précipitations s’évapore en concentrant des minéraux à la surface du sol, formant une croûte hostile à la végétation (aridification).
    L’urgence n’est pas de créer un marché du carbone agricole, elle est de changer les pratiques agricoles avec un soutient financier adéquat, vu l’état préoccupant de l’agriculture européenne.

  3. Il est clair que cette Europe souffle le chaud et le froid; une sorte de « en même temps » bien connu. Initiatives et décisions très positives côtoyent les pires, souvent dans l’intérêt des lobbies industriels, des grandes multinationales. Cela démontre qu’on est encore loin d’une réelle « philosophie » consensuelle de développement durable, de rupture avec les rembrements colossaux d’une industrie intensive et destructrice, plutôt que de défense de l’environnement, de la biodiversité dans une approche juste de partage et de solidarité!

  4. N’ oublions pas non plus qu’il est urgent de réduire notre consommation de viande vu que la pire source de carbone dans le domaine agricole vient de l’élevage intensif qui non seulement dévore les ressources végétales mais en plus pollue les eaux en profondeur. Alors retournons à un élevage raisonnable dont tout le monde profitera et qui fera moins souffrir les animaux.

  5. Bonjour.

    Merci pour cet article et aux commentaires fait, je le redis une énième fois, la gouvernance actuelle de l’Europe est scandaleuse, dominé par la corruption, la stupidité et l’incompétence des personnes qui la compose, à quand sa finalisation ?

    J’espère que nos élues vont s’opposer fermement à toutes ces dérives, nous avons en effet besoin que notre agriculture évolue dans le bon sens en n’oubliant pas qu’elle est essentielle à notre subsistance.

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