Pourquoi les leaders nationaux ne font pas de bons leaders européens

Si l’Union européenne (UE) ne semble pas parvenir à s’échapper de la crise profonde à laquelle elle est confrontée, une raison importante est la position prédominante des chefs d’Etat et de gouvernements nationaux dans la structure politique européenne. Dans l’Union d’aujourd’hui, ce rôle primordial des leaders nationaux est devenu obsolète et très nuisible pour le fonctionnement efficace et démocratique de la construction européenne. De plus, leur présence prononcée sur la scène européenne est une cause des incompréhensions intra-européennes grandissantes.

L’UE d’aujourd’hui ne ressemble en rien au club des premiers jours. Réunissant 28 pays et 500 million d’habitants, l’Union en tant que telle est devenue un niveau supranational développé avec de fortes compétences dans une variété de domaines. Nonobstant que les Etats membres restent des entités souveraines, ce niveau transnational européen est devenu un échelon indispensable dans l’organisation politique du continent. Pourtant, plutôt que d’être un niveau démocratique indépendant, le niveau européen semble souvent dirigé, voir dominé par les chefs nationaux.

Encore davantage depuis son institutionnalisation formelle par le Traité de Lisbonne (2009), le Conseil européen est ainsi devenu l’acteur primordial de la politique européenne. Réunissant les leaders nationaux, cet organe s’est installé subrepticement au cœur de la procédure décisionnelle européenne. Au détriment de la Commission, du Parlement européen et du Conseil de l’UE – réunissant les ministres sectoriels compétents – les chefs des exécutifs nationaux sont devenus les décideurs européens clés.

Une telle prise de pouvoir de la part du Conseil européen est problématique. Non seulement n’est elle pas efficace et non démocratique, mais également est elle dangereuse pour le projet d’intégration en tant que tel et la compréhension mutuelle entre les Européens.

Un système inefficace

Le rôle pivot des chefs nationaux dans le système décisionnel européen est inefficace car il empêche une prise de décision rapide et cohérente, pourtant tellement nécessaire pour faire bouger et renforcer l’ensemble de l’Europe.

Comme on a dû constater à plusieurs reprises lors de la crise de l’Euro, au niveau européen pratiquement rien d’important ne se fait sans l’accord des chefs d’Etats et de gouvernements. Pour chaque pas, pour chaque décision, il faut un consensus préalable entre maintenant déjà 28 leaders nationaux. Surtout en période de crise, une suite de réunions ad-hoc – chacune menant à un nouveau plan diffus et des déclarations solennelles, mais souvent contradictoires – en est le résultat.
De plus, à chaque fois les conclusions de ces réunions de crises ne semblent pas trouver leurs origines dans des réflexions profondes sur l’intérêt commun de l’Europe et de ses citoyens, mais dans des considérations nationales.

Vu que les chefs d’Etats et de gouvernements sont tout d’abord des personnages politiques nationaux, élus chacun dans leur pays afin de gouverner celui-ci ; ils ne sont responsables qu’envers la population de ce pays et leur survie politique ne dépend que de leur propre électorat national. Il en résulte que leur loyauté concerne avant tout cette population nationale. Leur point de vue est par définition national. Du coup, il est douteux que ces leaders nationaux cherchent des solutions avantageuses pour l’ensemble de l’Union et non seulement des solutions les moins onéreuses pour leur pays. Si les leaders politiques nationaux, réunis dans le Conseil européen, ont le choix entre une option favorable à l’Union toute entière, mais probablement nocive pour les intérêts directs de leur propre Etat – même si uniquement à court terme – et une option, contredisant les intérêts de l’Europe commune mais pas défavorable pour le propre pays – au moins à court terme ; il ne faut pas douter que dans la large majorité des cas, ils choisiront la deuxième option. Chacun des membres du Conseil européen songe tout d’abord à ce que son électorat dira de l’accord obtenu ou de la solution trouvée. Ainsi, personne ne regarde la problématique d’un point de vue nettement européen. En fin de compte, personne ne défend l’intérêt européen commun car personne n’a un intérêt direct à le défendre.

Qu’un tel système décisionnel est inefficace et difficilement capable de trouver des solutions nécessaires aux défis partagés auxquels les pays européens se voient confrontés est évident. Tout comme un pays n’est pas gouverné par une assemblée réunissant les maires de toutes les villes et communes – précisément parce que cela se montrerait ingouvernable, aucun parmi eux étant élu pour défendre l’intérêt du pays tout entier mais rien que pour défendre l’intérêt de sa propre localité – l’UE ne devrait pas être gouvernée par des personnes qui n’y sont pas élues et qui n’ont pas d’intérêt direct à la défendre. Si on veut trouver des solutions aptes à répondre aux défis qui nous sont communs, il nous faut des dirigeants ayants un intérêt politique personnel à songer au commun. Par conséquence le rôle direct des leaders nationaux doit être limité en faveur des institutions démocratiques européennes plus indépendantes du niveau national, afin d’améliorer l’efficacité du niveau européen et de le rendre capable de définir des politiques favorables aux intérêts communs.

Un système démocratiquement douteux

Cette réorganisation du système européen est d’autant plus indispensable, si on l’observe non seulement d’un point de vue d’efficacité, mais aussi de démocratie.

Les membres du Conseil européen ont certes été élus ; mais, comme mentionné par avant, chacun dans leur propre pays, avec le seul but de ne gouverner que celui-ci. Par contre, ils n’ont pas été élus par la population européenne pour diriger l’Europe dans sa totalité. Le mandat que leur électorat leur a octroyé est un mandat national et non pas européen, c’est un mandat basé sur un programme national présenté lors des élections nationales. Dans le cas ou le Conseil européen décide ensuite des orientations et des priorités politiques générales de l’Union (art.15 Traité UE), suite à quelles élections est-il mandaté et sur base de quel programme le fait-il?

À aucun moment, le peuple ne peut juger les grandes lignes de la marche à suivre pour l’Europe. Lors des élections nationales, la politique européenne, si elle n’est pas déjà totalement absente, n’est qu’un sujet parmi plusieurs; alors que le scrutin européen est souvent perçu comme des élections nationales de deuxième rang. Si on en parle de l’Europe, c’est avant tout d’un point de vue national.

De plus, au sein de l’organe intergouvernemental qui est le Conseil, certains leaders sont plus égaux que d’autres. Le vrai pouvoir se trouve dans les mains de quelques personnages clés, chefs des grands Etats. Sans par exemple l’approbation du président français ou – certes aujourd’hui – sans la bénédiction de la chancelière allemande, les choses ne se bougent guère. Alors, même si on assume que le peuple a quand-même un accès démocratique aux décideurs européens par la voie des élections nationales, cet accès est fortement inégal, car seulement une partie restreinte de la population totale de l’Union peut tout à fait voter pour ces quelques décideurs clés.

D’ailleurs, le Conseil manque un véritable contrôle parlementaire, pourtant indispensable dans notre démocratie moderne. Bien que les élections européennes mènent à la désignation d’un Parlement européen, ce parlement n’est pas en mesure – ni institutionnellement, ni politiquement – de contrôler le Conseil européen. Quant à un contrôle par le niveau national, il semble échapper aux élus nationaux que les leaders politiques qu’ils sont supposés de contrôler sont très actifs au niveau européen. Les membres des parlements nationaux apparaissent presque inconscients du fait que le chef du propre exécutif est un décideur européen clé. De plus les chefs d’Etats et de gouvernements tiennent séparé de façon quasi-schizophrène, leur rôle national et européen. Une fois rentré dans leur capitale, ils semblent rapidement oublier qu’ils sont des acteurs centraux de la politique européenne. Quand ils prennent par exemple des mesures d’austérité pour mettre en ordre leurs budgets, des mesures certes impopulaires, c’est que l’Europe les oblige de faire ainsi. Qu’ils sont eux-mêmes, réunis dans le Conseil, les décideurs principaux derrière ces obligations européennes, ils ne le disent jamais. Ainsi, ils arrivent à se soustraire largement d’un contrôle parlementaire sur leurs activités et décisions européennes.

Un système semant la discorde

Finalement, il y’a un problème sous-exposé. La présence très prononcée des leaders nationaux sur la scène politique européenne – surtout en période de crise – pourrait bien être une raison des sentiments nationalistes croissants et de l’attitude négative envers d’autres européens.

Prenons tout simplement l’exemple de la Grèce et de l’Allemagne. Depuis le début de la crise de l’Euro, le leader politique allemand, Angela Merkel, est très présent sur la scène européenne. En matière économique, la chancelière fédérale s’est positionnée comme chef européen du premier rang. Régulièrement, elle fait de grandes déclarations sur l’Euro et le chemin à suivre pour la Grèce afin de se sortir de la crise. La chancelière allemande s’est érigée en initiateur d’une politique d’austérité et en tant que leader de la première économie européenne, elle est devenue le visage des mesures d’économie drastiques imposées au gouvernement grec. Ainsi, dans la perception populaire grecque elle est devenue la personnification, si même pas l’origine de toute leur misère actuelle. Ensuite, une extrapolation de « Merkel » aux « Allemands » n’est pas tout à fait imaginaire et même bien présente ; la population grecque ne risque pas seulement de se sentir dominée, même harcelée par Merkel, mais par l’Allemagne toute entière. Par contre, pour les Allemands, cette présence surdimensionnée de leur chancelière sur le plan européen renforce encore l’idée d’être les seuls bailleurs de fonds de ces Grecs paresseux. Une telle animosité et incompréhension mutuelle croissante entre différentes populations européennes est clairement défavorable au projet d’intégration et risque même mener à des tensions intra-européennes tout simplement dangereuses.

Il est bien entendu difficile pour les gens d’accepter qu’un leader politique d’un autre Etat – un leader qui ils n’ont pas élu – leur dicte quel chemin à prendre et quels sacrifices à faire. La présence très prononcée des leaders nationaux sur la scène européenne risque ainsi de produire dans plusieurs pays le sentiment d’être dominé par les autres. Elle risque donner aux gens l’impression d’être dirigés par des puissances externes. Si par contre, les décideurs clés de la politique européenne trouvaient leur légitimité non pas dans des élections nationales, mais assumaient leur rôle suite à un scrutin vraiment européen, ce sentiment de domination et le risque d’incompréhension intra-populaire qui s’ensuivent, deviendront certainement moins aigus. Si un décideur élu par un seul électorat européen prenait des décisions impopulaires ou devenait le visage d’une politique contestée, et par suite devenait fortement impopulaire, le risque d’une extrapolation de l’image négative de ce seul décideur envers une population toute entière semblerait moins plausible.

Alors, une diminution de la position prépondérante des leaders politiques nationaux sur la scène politique européenne et leur remplacement par des vrais leaders européens, n’augmentera pas seulement l’efficacité et la démocratie du niveau européen, mais pourrait également aider à diminuer des risques de rancune et d’incompréhension entre différentes populations européennes.

 

Ewoud Lauwerier

 

 

 

Ewoud LAUWERIER

 

 

 

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9 Commentaires

  1. Bien sûr, et pourtant tous les chefs d’états sont des adeptes du monétarisme. Que voulez-vous ? Les remplacer par une dictature ? Laissez-nous le peu de démocratie qui nous reste encore !
    Quand comprendrez-vous que le Monétarisme est incompatible avec la Démocratie ? Par contre, le monétarisme est fort compatible avec la dictature, car ils sont tous deux de même nature: la dictature de l’argent et la dictature d’un homme.

    • Bonjour,

      Un peu surpris par votre réaction: vous nous suivez depuis longtemps et vous devez donc bien savoir que nous voulons une démocratie européenne avec un pouvoir politique issu des élections, pas une dictature technocratique??? C’est d’ailleurs évidemment ce que dit le texte ci-dessus, en toutes lettres.

  2. J’ai cru que le rôle de M. VAN ROMPUY, président du Conseil Européen, était de défendre l’intérêt européen. Quel pouvoir a-t-il ? En aurait-il plus s’il était élu au suffrage direct par les 500 millions de citoyens européens ?

  3. Etant le co-auteur avec dr. Leo Klinkers (Pays-Bas) de la version européenne des Federalist Papers américains (2012-13), je partage cette analyse de M. Lauwerier. Mais il ne suffit pas d’analyser et de discuter, il faut proposer et réaliser la réorganisation nécessaire de l’Europe avec tant d’Européens. Notre réorganisation s’appelle fédéralisation! Ce qui rend indispensable une constitution fédérale européenne.

    Consultez svp le site http://www.europeanfederalistpapers.eu et joignez le groupe Facebook ‘Citizens United for a Federal Europe’. Ensemble, nous créerons la Fédération Européenne. Merci.

  4. Comme d’habitude l’analyse est parfait, comme on voit en général pour le développement durable ou le climat. C’est bien, mais il faut aller plus loin, que propose t’on? Rien, de peur de mécontenter.

    Une fédération européenne serait peut-être la solution. Mais est ce que c’est possible à 28 te plus dans peu de temps?

    Alors comme prévoit le traité de Lisbonne, pourquoi ne pas commencer par l’Euro groupe et si c’est encore trop grand par un plus petit groupe d’Etat. L’aventure européen à bien commencé à six, non?

    La fédération Suisse à commencé il y a plus de 700 ans et il fallait plus de 500 avant d’être à 26. « chi va piano, va sano e va lontano ».
    On doit pas copier, mais on peut s’en inspirer.

  5. Une fédéralisation plus grande des institutions européennes me semble un voeu pieux aujourd’hui. Dans l’esprit de l’européen moyen, quel que soit son pays d’origine, l’Europe n’apporte que très peu de choses positives sur le plan économique. Chaque citoyen européen peut constater une montée du chômage, une stagnation des petits salaires, une hausse des rémunérations et des profits des plus riches et on voit que l’Europe est impuissante à inverser ces tendances négatives. Que l’Europe, dans ses mécanismes institutionnels actuels, parvienne à réduire le taux de chômage et les inégalités et nous pourrons alors parler de plus grande fédéralisation.

  6. Vœu pieux? Mais nous n’en sommes pas bien loin, en termes de masse de sujets traités au niveau européen. Et comme nous le répétons souvent, nous faisons bien plus à 28 que naguère à 6. En outre, les membres à l’origine des blocages sont toujours les mêmes: France, Allemagne, Grande-Bretagne, Luxembourg, Irlande, Hollande… la liste est quand même furieusement proche des 6 ou des 15.
    En termes de solution, Sauvons l’Europe propose que le Parlement européen désigne la Commission, et que ce soit l’enjeu des élections européennes. Sans changement de traité, ceci permettrait d’aligner pour la meilleure part le fonctionnement européen sur les démocraties nationales.

  7. Je suis completement d’accord avec Turchany Guy! Si la solution est une leadership plus européenne, avec plus de poivoirs, alors on sait déjà que beaucoup des 28 états membres ne le permettraient pas, car ils veulent que le pouvoir reste au niveau national.
    Donc il faut que le pays plus integrées renforcent leur cooperation politique d’une façon democratique et qu’ils laissent la porte ouverte pour les autres.

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