Le Traité de Lisbonne mange les petits enfants

A l’occasion de la ratification du Traité de Lisbonne par les Irlandais, voici le retour d’une des grandes peurs ayant balayé le référendum sur le projet de Traité constitutionnel : son entrée en vigueur permettra aux Etats de tirer sur la foule.

C’est un certain Karl Albrecht Schachtschneider, professeur de droit, qui nous en informe et qui déclare avoir déposé une plainte en ce sens auprès du Tribunal constitutionnel allemand. Voici son raisonnement :

« La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dans les « explications » des droits fondamentaux, rend explicitement possible – contrairement à l’abolition de la peine de mort en Allemagne (art. 102 de la Loi fondamentale), en Autriche et ailleurs, fondée sur le principe de dignité humaine – le rétablissement de la peine de mort « pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre » et également le fait de tuer des personnes « pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ».

Ce qui est déterminant à cet égard, ce n’est pas l’article 2-2 de la Charte, qui interdit la peine de mort (« Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté »), mais l’« explication » reprise du commentaire de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Selon l’article 6 alinéas 1 et 3 du Traité de Lisbonne, « les droits, les libertés et les principes » de la Charte sont à interpréter en fonction des dispositions générales du Titre VII de la Charte qui en définit l’interprétation. »

Hé bien ! Sachant que la peine de mort est désormais inconstitutionnelle en France, on se demande bien pourquoi le Conseil constitutionnel n’a vu aucune espèce de problème de cet ordre alors qu’il s’est longuement interrogé sur la différence entre les notions d’identité d’infractions et d’identité de faits !

Tout ceci est totalement absurde, pour des raisons qui sont accessibles à n’importe quel étudiant de droit en première année d’une part, et d’autre part du fait de la rédaction même du Traité si on le lit sérieusement. Voici expliqués les termes du débat, à destination des non juristes.


Les raisons évidentes


1) Les Etats ont tous les droits, ils n’ont pas besoin d’être « autorisés » par des traités

Ce qu’on appelle la souveraineté, c’est que chaque Etat fait ce qu’il veut chez lui, y compris appliquer la peine de mort ou tirer sur la foule.

Il peut se l’interdire à lui-même, comme les Etat français et allemand qui ont inscrit l’abolition de la peine de mort dans leur constitution. Ils peuvent également souscrire à un ou plusieurs traités qui le leur interdisent. Mais en toute logique, on voit mal comment un traité pourrait les y autoriser ?

Si un traité conserve la possibilité de la peine de mort en cas de guerre, l’Etat dans lequel la peine de mort est inconstitutionnelle ne peut bien entendu pas y avoir recours pour autant ! Cela reviendrait à dire que la Charte des droits fondamentaux annule et remplace les libertés publiques nationales, alors qu’il est évident qu’elle s’y ajoute. Cet argument est banané par le Tribunal constitutionnel allemand dans sa décision sur Lisbonne (points 187 à 191), y compris dans sa forme plus complexe selon laquelle les droits nationaux s’appliquent dans leur sphère nationale, et les droits de la Charte dans la sphère communautaire (tuer des gens, c’est une compétence communautaire ?).

Au passage, puisque le professeur Schachtschneider geigne que cette partie de sa plainte n’a pas été examinée par le Tribunal constitutionnel allemand, je lui conseille amicalement de se pencher sur les quelques paragraphes précités qui sont fort peu amènes avec lui (le Tribunal note qu’il n’a même pas pris la peine de faire la différence entre les niveaux nationaux et européens de protection des droits). Ils portent sur l’article de la Charte relatif à la dignité humaine, mais j’imagine qu’une fois le rejet du raisonnement acquis les juges n’ont pas souhaité en faire un copier-coller pour chaque autre article.

2 ) Le Traité de Lisbonne ne dit rien de neuf sur le sujet

Comme indiqué par notre auguste professeur, le Traité de Lisbonne ne fait sur ce point que reprendre la Convention européenne des droits de l’Homme, que la France a signée depuis belle lurette (et l’Allemagne également).

Et donc, comme nos beaux pays sont déjà soumis à ces textes, en quoi le fait que l’UE adopte une charte similaire peut-il d’un seul coup leur donner le droit de massacrer leurs habitants ? Et l’Union européenne elle-même, qui n’était soumise à aucun texte interdisant formellement la peine de mort, comment pourrait elle être soudainement autorisée à le faire en cas d’émeute ou de guerre, alors que ça n’aurait pas été le cas avant ?

Magie magie !


Les raisons pas évidentes : le texte du Traité


1) La peine de mort en cas de guerre

Rendons simple un texte compliqué : La Convention européenne des droits de l’homme interdit la peine de mort depuis l’adoption du protocole n°6 en 1983. Mais celui-ci conservait une exception : la peine de mort en temps de guerre.

En octobre 2000, lorsque la Charte est en cours de rédaction, sont également produites les fameuses « explications », la convention indiquant, et c’est très important, qu’elles n’ont pas de valeur juridique propre mais fournissent des indications sur les sources et la portée des articles, et même que le texte peut ne pas correspondre car la Charte n’est pas encore définitive !!
L’article 2.2 de la Charte interdit la peine de mort, et les « explications » expliquent docilement que « les dispositions de l’article 2 de la Charte correspondent à celles des articles précités de la CEDH et du protocole additionnel. Elles en ont le même sens et la même portée, conformément à l’article 52 § 3 de la Charte. Ainsi, les définitions « négatives » qui figurent dans la CEDH doivent être considérées comme figurant également dans la Charte: » Y compris donc l’exception pour temps de guerre.

Sauf que depuis, le protocole n°13 de 2002 a totalement aboli la peine de mort, même en temps de guerre. Et donc le texte d’« explications » qui date de 2000 est tout bonnement… périmé ! Bravo au professeur de droit, c’est ce qui s’appelle se tenir au courant de l’actualité.

En passant, ceci devrait démontrer qu’il n’y a aucun complot dans l’obscurité des textes européens : personne ne cherche à cacher quoi que ce soit à personne, c’est simplement un immense bordel résultant de l’empilement d’un demi siècle d’avancées compliquées et de compromis laborieux. On en arrive au point où le traité de Lisbonne fait référence à une Charte dont le document d’interprétation concernait une version provisoire du texte et n’est même pas à jour.

2) Tirer sur les émeutiers

Le texte de départ de la Convention européenne des droits de l’Homme indique que « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf [peine de mort] ». Elle admet néanmoins la mort qui « résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire » dans trois cas : assurer la défense de toute personne contre la violence illégale, effectuer une arrestation régulière ou empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue, réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection.

Chacun comprendra que ce texte ne donne pas au gouvernement un blanc-seing pour saigner les foules. Au contraire, il lui interdit tout acte conduisant à la mort en dehors de ces cas précis, et seulement lorsqu’elle est absolument nécessaire, c’est-à-dire en langage courant lorsque aucun autre moyen ne pouvait être mis en œuvre pour y parvenir. Ce qui est visé ici, ce n’est pas la fin de manif avec trois pavés balancés sur des CRS, c’est l’émeute de février 34 se dirigeant vers l’assemblée nationale.

L’Etat se voit donc fixer des limites strictes, pas ouvrir de merveilleuses possibilités répressives.

Qu’en conclure ?


Ce qui frappe, c’est qu’une telle démonstration soit nécessaire pour tenter de redresser des idées fausses. Que des lecteurs de bonne foi puissent mal (ou bien d’ailleurs) interpréter des articles du Traité de Lisbonne et en concevoir des craintes, rien que de normal. Mais que puisse se répandre l’idée complètement farfelue que les gouvernements ont caché dans les annexes un texte leur permettant de tirer sur leurs citoyens, c’est quand même un peu surprenant !

A lire les forums de discussion publique, on voit les internautes débattre de la possibilité d’une fraude massive lors du second référendum irlandais, entre histoires d’urnes déplacées pendant la nuit et interrogations sur le recours à des machines à voter. De même lors du débat français sur le Traité constitutionnel avait-on appris qu’il était un sous-marin des intégristes pour interdire l’avortement et qu’il favorisait la traite des blanches.

Faut-il que la démocratie soit malade pour que des idées pareilles s’échappent des fins de service au zinc des bistrots pour être introduites dans le débat public et que des personnalités les cautionnent.

L’édredon technocratique en Europe est en train de tuer la confiance citoyenne sans laquelle aucune démocratie réelle n’est possible. L’ampleur et le nombre des sujets traités à Bruxelles ne permettent plus de persévérer dans un fonctionnement incompréhensible pour les peuples européens. Il devient désormais vital de mettre en place un affrontement politique clair à l’échelle de l’Union, avec des partis qui assument leurs programmes et leurs différences, et où les responsabilités sont évidentes et distinctes.

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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