Jacques Delors sur la crise européenne

La crise de l’euro ne donne-t-elle pas raison à ceux qui, comme Philippe Séguin, reprochaient au traité de Maastricht d’avoir mis la charrue avant les bœufs, et l’Union monétaire avant l’Europe politique ?

Faire l’Europe politique, c’est-à-dire mettre en place un gouvernement fédéral, n’aurait jamais fait consensus des pays membres de la Communauté européenne. Le bilan de l’euro, durant les dix premières années, est plutôt positif. La zone euro a connu un taux de croissance annuel de 2,1% et créé 15% d’emplois supplémentaires. J’ai toujours dit que l’euro protège (même des bêtises commises par certains pays), mais ne stimule pas. Il y avait dès le départ un vice de construction : la partie monétaire était bien faite, la partie économique insuffisante. Autrement dit : l’euro ne fonctionnait que sur une jambe. Et je plaide depuis quinze ans pour un rétablissement de cet équilibre qui était à la base du rapport du Comité Delors (1989).

Pourquoi ne pas avoir instauré en 1992 ce fameux gouvernement économique européen ?

J’ai perdu cette bataille au moment du traité de Maastricht. J’avais proposé – pour bien montrer le lien entre l’économiques, le social et le monétaire – d’ajouter aux critères économiques et financiers qui avaient été retenus pour l’adhésion à l’euro deux autres critères : le chômage de longue durée et le chômage des jeunes. Cela a été refusé. Quant à la formule de gouvernement économique, elle effrayait certains pays. Je n’ai donc pas été surpris par le manque de vigilance des autorités économiques et monétaires depuis 2005. Elles auraient du se pencher non seulement sur l’endettement public, mais aussi sur l’endettement privé

La demande par la Commission européenne aux Etats de lui transmettre leurs projets de budget va-t-elle dans le bon sens ?

Ca permettra une discussion plus générale. Mais ce n’est pas la même chose que d’envoyer régulièrement au Conseil de l’Union économique et monétaire, un rapport de la Commission européenne avec des indications sur la situation des politiques économiques nationales (et pas simplement des budgets), sur les divergences d’orientation, sur les faiblesses et des propositions pour y remédier afin d’obtenir plus de convergence entre les différents pays, et donc plus de croissance et plus d’emplois.

La réaction des dirigeants européens actuels face à la crise a-t-elle été à la hauteur ?

Tout dépend de quoi l’on parle. Face à la crise financière de l’automne 2008, les Etats européens ont réagi assez vite. En revanche, face à la crise grecque, nous n’avons pas été à la hauteur. La situation réelle de ce pays était connue dès septembre 2009, la Grèce a demandé de l’aide à l’Union européenne en janvier, et il a fallu attendre fin avril pour que soient prises les premières dispositions. La valse hésitation pendant cette période a aggravé la crise, nourri l’euroscepticisme et accru le coût de l’opération de sauvetage.

Comprenez-vous les hésitations d’Angela Merkel ?

Ce qui était en cause, ce n’était pas seulement la Grèce, mais l’euro. L’un des arguments pour agir vite était la menace qui pesait sur l’euro, et avec lui l’un des fleurons de la construction européenne. Tous ceux qui ont tergiversé sont coupables. Si j’avais été encore aux affaires, ma réaction aurait été de mettre en garde contre un phénomène en cascade qui peut remettre en cause la construction européenne elle-même. Il fallait aller vite, et ne plus tergiverser sur les détails.

Est-ce qu’un pays peut quitter l’euro ?

On revient à une sempiternelle question : abandonner sa monnaie, n’est ce pas se priver de possibilités d’ajustements en cas de crise ? C’est vrai, mais si certains pays avaient dévalué, ils auraient perdu les avantages acquis de l’euro pendant dix ans. Et ces avantages étaient réels, puisque certains ont même pu faire des bêtises… La discussion théorique reste ouverte, mais imaginez ce que signifie pour un pays la décision de quitter l’euro. D’abord, il ne peut pas le dire tout de suite, parce qu’il lui faut se préparer, imprimer des billets, définir son taux de change, prévenir tous ses partenaires et une fois qu’il peut dévaluer sa monnaie, celle-ci risque de plonger fort, et avec elle le pouvoir d’achat des gens. Au bout du compte, ce sont tous les citoyens qui en souffrent, avec une baisse de leur niveau de vie.

Valéry Giscard d’Estaing et l’ancien chancelier Helmut Schmidt ont récemment insisté, dans un article écrit en commun, sur la nécessaire « intimité » du couple franco-allemand. Celle-ci existe-t-elle suffisamment aujourd’hui ?

Non. Et je partage tout à fait leur souhait. Comme eux, à ma place de président de Commission, j’y ai beaucoup œuvré entre 1985 et 1995. Et croyez moi, ce n’était pas tous les jours facile !

A quelle condition la France peut-elle respecter son engagement de revenir à un déficit de 3% du PIB en 2013 ? Est-ce un objectif réaliste ?

La France a un point faible et un avantage. Sa faiblesse réside dans son manque de compétitivité. Son avantage, c’est sa démographie qui nous permet d’envisager positivement à échéance de trente ans la situation des régimes sociaux. Pour le reste, notre déficit budgétaire était déjà trop important avant la crise. La crise a aggravé les choses, et les perspectives potentielles de croissance sont insuffisantes. Le problème est de réduire les déficits sans casser la croissance, et surtout en stimulant l’innovation, la recherche et la formation.

Faut-il prévoir dans la Constitution l’interdiction des déficits (comme en Allemagne) ou du moins l’obligation de les réduire, comme le propose Nicolas Sarkozy ?

C’est un gadget. Qu’est ce que ça apporte de plus ? Je ne vois pas comment on pourrait faire. Nous ne sommes pas l’Allemagne. Ce n’est pas le Conseil constitutionnel qui peut sanctionner ce genre de choses. La sanction ne peut être que politique.

L’intervention du FMI dans le plan de sauvetage de la Grèce ne marque-t-elle pas un échec de l’Europe ?

Je l’ai noté avec amertume. Si l’ambition de l’Europe, c’est la survie comme puissance et non la résignation au déclin, alors nous avions les moyens de venir en aide à la Grèce sans faire appel au FMI. C’est un mauvais point. Mais la construction européenne n’a jamais été un long fleuve tranquille. Elle a surmonté bien des crises. C’est pourquoi je pense qu’elle demeure le projet essentiel pour les générations présentes et à venir.L’amélioration de la politique agricole commune doit être une priorité pour le France et aussi pour l’Europe, si cette dernière veut bien considérer sa place et son in fluence dans l’économie mondiale. Mais à la condition de bien faire l’autre lien, entre l’agriculture et le développement rural. C’est vital pour la France. Or, il n’y a pas d’avenir pour nos communes et nos ensembles ruraux, sans la présence des agricultures et pas seulement des grandes exploitations si nécessaire par ailleurs. C’est pourquoi j’ai condamné l’absence d’une politique positive pour les producteurs de lait et l’insuffisance des mesures en faveur de l’agriculture de montagne. La France rurale est une contribution essentielle pour les équilibres humains et naturels. On a trop tendance à l’oublier.

Entretien publié dans Sud-Ouest, 8 juin 2010

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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